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Que devons-nous entendre par objectivité ?

Que devons-nous entendre par objectivité ?

Ce qui nous garantit l’objectivité du monde dans lequel nous vivons, c’est que ce monde nous est commun avec d’autres êtres pensants. Par les communications que nous avons avec les autres hommes, nous recevons d’eux des raisonnements tout faits ; nous savons que ces raisonnements ne viennent pas de nous et en même temps nous y reconnaissons l’œuvre d’êtres raisonnables comme nous. Et comme ces raisonnements paraissent s’appliquer au monde de nos sensations, nous croyons pouvoir conclure que ces êtres raisonnables ont vu la même chose que nous ; c’est comme cela que nous savons que nous n’avons pas fait un rêve.

Telle est donc la première condition de l’objectivité : ce qui est objectif doit être commun à plusieurs esprits, et par conséquent pouvoir être transmis de l’un à l’autre, et comme cette transmission ne peut se faire que par [le] « discours » […], nous sommes bien forcés de conclure : Pas de discours, pas d’objectivité.

Les sensations d’autrui seront pour nous un monde éternellement fermé. La sensation que j’appelle rouge est-elle la même que celle que mon voisin appelle rouge, nous n’avons aucun moyen de le vérifier.

Supposons qu’une cerise et un coquelicot produisent sur moi la sensation A et sur lui la sensation B et qu’au contraire une feuille produise sur moi la sensation B et sur lui la sensation A. Il est clair que nous n’en saurons jamais rien ; puisque j’appellerai rouge la sensation A et vert la sensation B, tandis que lui appellera la première vert et la seconde rouge. En revanche ce que nous pourrons constater c’est que, pour lui comme pour moi, la cerise et le coquelicot produisent la même sensation, puisqu’il donne le même nom aux sensations qu’il éprouve et que je fais de même.

Les sensations sont donc intransmissibles, ou plutôt tout ce qui est qualité pure en elles est intransmissible et à jamais impénétrable. Mais il n’en est pas de même des relations entre ces sensations.

À ce point de vue, tout ce qui est objectif est dépourvu de toute qualité et n’est que relation pure. Je n’irai certes pas jusqu’à dire que l’objectivité ne soit que quantité pure (ce serait trop particulariser la nature des relations en question), mais on comprend que je ne sais plus qui se soit laissé entraîner à dire que le monde n’est qu’une équation différentielle.

Tout en faisant des réserves sur cette proposition paradoxale, nous devons néanmoins admettre que rien n’est objectif qui ne soit transmissible, et par conséquent que les relations entre les sensations peuvent seules avoir une valeur objective. […]

Qu’on se place au point de vue moral, esthétique ou scientifique, c’est toujours la même chose. Rien n’est objectif que ce qui est identique pour tous ; or on ne peut parler d’une pareille identité que si une comparaison est possible, et peut être traduite en une « monnaie d’échange » pouvant se transmettre d’un esprit à l’autre. Rien n’aura donc de valeur objective que ce qui sera transmissible par le « discours », c’est-à-dire intelligible.

Mais ce n’est là qu’un côté de la question. Un ensemble absolument désordonné ne saurait avoir de valeur objective puisqu’il serait inintelligible, mais un ensemble bien ordonné peut n’en avoir non plus aucune, s’il ne correspond pas à des sensations effectivement éprouvées. Il me semble superflu de rappeler cette condition et je n’y aurais pas songé si on n’avait soutenu dernièrement que la physique n’est pas une science expérimentale. Bien que cette opinion n’ait aucune chance d’être adoptée ni par les physiciens, ni par les philosophes, il est bon d’être averti, afin de ne pas se laisser glisser sur la pente qui y mènerait. On a donc deux conditions à remplir, et si la première sépare la réalité[1] du rêve, la seconde la distingue du roman.

Maintenant qu’est-ce que la science ? Je l’ai expliqué au § précédent, c’est avant tout une classification, une façon de rapprocher des faits que les apparences séparaient, bien qu’ils fussent liés par quelque parenté naturelle et cachée. La science, en d’autres termes, est un système de relations. Or nous venons de le dire, c’est dans les relations seulement que l’objectivité doit être cherchée ; il serait vain de la chercher dans les êtres considérés comme isolés les uns des autres.

Dire que la science ne peut avoir de valeur objective parce qu’elle ne nous fait connaître que des rapports, c’est raisonner à rebours, puisque précisément ce sont les rapports seuls qui peuvent être regardés comme objectifs.

Les objets extérieurs, par exemple, pour lesquels le mot objet a été inventé, sont justement des objets et non des apparences fuyantes et insaisissables parce que ce ne sont pas seulement des groupes de sensations, mais des groupes cimentés par un lien constant. C’est ce lien, et ce lien seul qui est objet en eux, et ce lien c’est un rapport.

Henri Poincaré, La valeur de la science, troisième partie, p. 286 à 290.

Par quoi la modernité a-t-elle remplacé l'ancien cosmos?

À l’ancienne physique, qui se fonde sur la donnée immédiate des sens, sur notre perception journalière du monde coloré et sonore, le monde du sens commun dans lequel nous vivons, qui ne le dépasse jamais dans ses raisonnements abstractifs et qui partout reste nécessairement liée aux notions de qualité et de force, [Descartes] est en train de substituer une physique des idées claires, physique mathématique, qui bannit du monde réel toute donnée sensible, qui en chasse toute « forme », toute force et toute qualité et qui présente une image (ou une idée ?) nouvelle de l’Univers, d’un Univers strictement et uniquement mécanique, image beaucoup plus étrange et beaucoup moins croyable que tout ce que les philosophes aient jamais inventé. Beaucoup plus étrange, et moins vraisemblable. Et pourtant, certainement vraie.

Quant au Cosmos, au Cosmos hellénique, le Cosmos d’Aristote et du Moyen Âge, ce Cosmos ébranlé déjà par la science moderne, par Copernic, Galilée et Kepler, Descartes le détruit entièrement.

Je ne sais pas si tout le monde se rend compte de ce que cette découverte, ou plus exactement, ces découvertes, car elles forment un faisceau et constituent ensemble ce qu’on a appelé : la révolution cartésienne, signifient pour la conscience de l’homme de son temps. Et peut-être, de l’homme, simplement.

Le cosmos hellénique, le cosmos d’Aristote et du Moyen Âge est un monde ordonné et fini. Ordonné dans l’espace, du plus bas au plus haut en fonction de valeur, ou de perfection. Hiérarchie parfaite, où les places mêmes des êtres correspondent aux degrés de leur perfection ; échelle qui remonte de la matière vers Dieu.

Ce Cosmos est très beau. D’une beauté esthétique qui ravit l’âme du Grec, et fait dire au Psalmiste que le ciel et la terre clament la gloire de l’Éternel et louent le travail de ses mains. La sagesse divine resplendit dans ce monde, où tout est à sa place, où tout est pour le mieux.

Ordre parfait, hiérarchie parfaite que dévoile et révèle la science. Car dans ce Cosmos toutes les choses ont leur place (déterminée selon leur degré de valeur) et sont toutes animées d’une tendance à s’y rendre et à y reposer. Découvrir ces tendances naturelles, c’est à quoi s’occupe la physique.

Au surplus — pour le chrétien du moins si ce n’est pour le philosophe — ce Cosmos, dont la terre forme le centre, est bâti tout entier pour l’homme. C’est pour lui que se lève le soleil et que tournent les planètes et les cieux. Et c’est Dieu, fin dernière, et premier moteur, le sommet de l’échelle hiérarchique, qui insuffle la vie, le mouvement au Cosmos.

Dans un monde pareil, fait pour lui, sinon tout à fait à sa mesure, l’homme se trouve chez lui. Et ce monde pénétré de raison et de beauté, l’homme l’admire. Il peut même l’adorer.

Or ce Monde, ce Cosmos, la physique de Descartes le détruit entièrement.

Que met-elle à sa place ? À vrai dire, presque rien. Étendue et mouvement. Ou matière et mouvement. Étendue sans limites et sans fin. Ou matière sans fin ni limites : pour Descartes, c’est strictement la même chose. Et mouvement sans rime ni raison ; des mouvements sans but et sans fin. Il n’y a plus de lieux propres pour les choses : tous les lieux, en effet, se valent parfaitement ; toutes les choses, d’ailleurs, se valent également. Toutes ne sont que matière et mouvement. Et la terre n’est plus dans le centre du monde. Il n’y a pas de centre ; il n’y a pas de « monde ». L’Univers n’est pas ordonné pour l’homme : il n’est pas « ordonné » du tout. Il n’est pas à échelle humaine, il est à l’échelle de l’esprit. C’est le monde vrai ; pas celui que nous montrent nos sens infidèles et trompeurs : c’est celui que retrouve, en elle-même, la raison pure et claire qui ne peut se tromper.

Alexandre KoyréEntretiens sur Descartes, 1962.

La nouvelle conception du monde héritée de la révolution scientifique du 17e s.

Pour ma part, j’ai essayé, dans mes Études galiléennes, de définir les schémas structurels de l’ancienne et de la nouvelle conception du monde et de décrire les changements produits par la révolution du XVIIe siècle. Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux éléments principaux, d’ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la destruction du Cosmos, et la géométrisation de l’espace, c’est-à-dire a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel « au-dessus » de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s’« élevaient » les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d’un Univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l’identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique ; et b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l’espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l’espace de la géométrie euclidienne extension homogène et nécessairement infinie – désormais considéré comme identique, en sa structure, avec l’espace réel de l’Univers. Ce qui, à son tour, impliqua le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d’harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l’Être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits.

Alexandre KoyréDu monde clos à l’univers infini, 1957, p. 11-12.

Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ?


Je suppose que nous croyons tous que les chauves-souris ont une expérience. Après tout ce sont des mammifères, et il n’est pas plus douteux qu’elles aient une expérience que dans le cas des souris, des pigeons ou des baleines. J’ai choisi les chauves-souris plutôt que les guêpes ou les carrelets, parce que si l’on chemine trop loin le long de l’arbre phylogénétique, on abandonne graduellement la confiance que l’on peut avoir en la réalité d’une expérience. Les chauves-souris, bien plus proches de nous que d’autres espèces, présentent néanmoins une gamme d’activités et d’appareillages sensoriels si différents de la nôtre que le problème que je voudrais poser est exceptionnellement net (bien qu’il puisse certainement se poser au sujet d’autres espèces). Même sans le bénéfice de la réflexion philosophique, quiconque a passé quelque temps dans un espace fermé avec une chauve-souris affolée sait ce que c’est que de rencontrer une forme de vie essentiellement étrangère.

J’ai dit que l’essence de la croyance selon laquelle les chauves-souris ont une expérience est que cela fait un certain effet d’être une chauve-souris. A l’heure actuelle, nous savons que la plupart des chauves-souris (le microchiroptère, pour être précis) perçoivent le monde extérieur principalement par sonar, ou écholocalisation, détectant les réfractions provenant d’objets situés à l’intérieur de leur champ perceptif, de leurs propres cris brefs, subtilement modulés, émis à haute fréquence. Leurs cerveaux sont conçus de manière à établir une corrélation entre les impulsions venues de l’extérieur et les échos subséquents, et l’information ainsi acquise permet aux chauves-souris de faire des discriminations précises relatives à la distance, à la forme, au mouvement et à la texture des objets, comparables à celles que nous faisons par l’intermédiaire de la vision. Mais le sonar d’une chauve-souris, bien qu’il soit de toute évidence une forme de perception, n’est pas semblable, dans sa manière d’opérer, à un sens quelconque que nous possédions, et il n’y a pas dc raison de supposer qu’il ressemble subjectivement à quoi que ce soit dont nous puissions faire l’expérience et que nous puissions imaginer. Ceci semble créer des difficultés pour la notion de l’effet que cela fait d’être une chauve-souris. Nous devons chercher à savoir si une méthode quelconque nous permet d’extrapoler à partir de notre propre cas à la vie intérieure de la chauve-souris, et, si nous n’y réussissons pas, quelles autres méthodes possibles il pourrait y avoir pour comprendre la notion.

C’est notre propre expérience qui fournit à notre imagination la matière de base, et le champ de celle-ci est par conséquent limité. Cela ne servira à rien d’essayer d’imaginer que l’on a des palmes au bout des bras, qui nous permettent de voler de-ci de-là au crépuscule et à l’aube en attrapant des insectes dans notre bouche ; que l’on a une vision très faible, et que l’on perçoit le monde environnant par un système de signaux sonores réfractés et de fréquence élevée, et que l’on passe la journée pendu la tête en bas par les pieds dans un grenier. Pour autant que je puisse imaginer cela (ce qui ne va pas bien loin), cela ne me dit pas quel effet cela me ferait à moi de me comporter de la manière dont se comporte une chauve-souris. Mais ce n’est pas le problème. Je veux savoir quel effet cela fait à une chauve-souris d’être une chauve-souris. Si j’essaie d’imaginer cela, je suis borné aux ressources de mon propre esprit, et ces ressources sont inadéquates pour cette tâche. Je ne peux non plus l’effectuer en imaginant des additions à ma propre expérience, ou en imaginant des portions de celle-ci qui en seraient graduellement soustraites, ou en imaginant une combinaison quelconque d’additions, de soustractions et de modifications.

Pour autant que je pourrais avoir l’apparence extérieure d’une guêpe et me comporter comme elle, ou comme une chauve-souris, sans changer ma structure fondamentale, mes expériences ne ressembleraient en rien à celles de ces animaux. D’un autre côté, il est douteux que l’on puisse attacher une signification quelconque à la supposition que je pourrais posséder la constitution neurophysiologique d’une chauve-souris. Même si je pouvais par degrés successifs être transformé en chauve-souris, rien dans ma constitution présente ne me permet d’imaginer ce à quoi ressembleraient les expériences d’une telle incarnation future de moi-même ainsi métamorphosé.

De cette façon, si l’extrapolation que nous faisons à partir de notre propre cas est comprise dans la notion de l’effet que cela fait d’être une chauve-souris, cette extrapolation doit rester incomplète. Nous ne pouvons-nous former plus qu’une conception schématique de l’effet que cela fait. Par exemple, nous pouvons attribuer des types généraux d’expériences sur la base de l’anatomie de l’animal et de son comportement. Par exemple, nous décrivons le sonar d’une chauve-souris comme une sorte de sonde perceptuelle tridimensionnelle ; nous croyons que les chauves-souris ressentent des variétés quelconques de douleur, de peur, de faim et de désir, et qu’elles ont d’autres types plus familiers de perceptions en dehors du sonar. Mais nous croyons que ces expériences ont aussi dans chaque cas un caractère subjectif spécifique, qui dépasse nos aptitudes à les concevoir. Et s’il y a de la vie consciente ailleurs dans l’univers, il est vraisemblable qu’une partie de celle-ci ne pourra être décrite dans les termes les plus généraux relatifs à notre expérience dont nous puissions disposer. (Le problème ne se limite cependant pas aux cas exotiques, car il se pose dans le cas d’une relation entre une personne et une autre. Le caractère subjectif de l’expérience d’une personne sourde et aveugle de naissance ne m’est pas accessible, par exemple, pas plus, je présume, que ne lui est la mienne. Ceci n’empêche pas chacun de nous de croire que l’expérience de l’autre a un tel caractère subjectif.)

Thomas Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », Questions mortelles, PUF.

Habiter le monde, c'est s'y cacher


Chaque animal habite le réseau des apparences à sa façon, c’est-à-dire qu’il s’y cache. La cachette est la règle d’or de l’habitation du monde où, pourtant, tout finit par se voir. Le visible recèle le caché, ils sont inséparables et l’un est la condition de l’autre. Le caché est pour ainsi dire l’intimité du visible, et l’on pourrait même dire qu’il est son penchant.

Vivre en effet, c’est pour chaque animal traverser le visible en s’y cachant : des animaux, la plupart du temps, on ne voit qu’un sillage et l’espace de nos rencontres avec eux, lorsqu’ils sont sauvages, est toujours celui de la surprise et de la déception. Ils surgissent, ils sont dans l’ordre du surgi, mais rarement pour qu’à partir de là un déploiement soit rendu possible et s’enclenche. L’affect de la rencontre avec eux reste lié aux régimes de l’irruption, du suspens bref et de la fuite. Au caché, d’où ils viennent, ils retournent, et souvent le plus vite possible, avec une incroyable et élégante dextérité. Avant même que la chasse ne s’informe des modes infiniment variés et des vitesses de cette dissimulation, il semble que la véridicité du monde animal ait eu à s’établir, pour elle-même, sur ce fond glissant de fuites et de refuges : les territoires, qu’on peut définir comme des surfaces arpentées et, donc, comme des surfaces où chaque animal s’expose, peuvent en même temps être considérés comme des réseaux de cachettes et comme l’espace même de la dissimulation. Un territoire, c’est une aire où se poser, où chasser, où errer, où guetter — mais c’est aussi et peut-être premièrement une aire où l’on sait où et comment se cacher. C’est ce qui est si intensément et si scrupuleusement décrit dans Le terrier de Kafka.

Ne plus avoir la possibilité de se cacher, être soumis sans rémission à un régime de visibilité intégrale, c’est à cela que le zoo condamne les animaux qui y sont enfermés. La cage est le contraire absolu du territoire non seulement parce qu’elle ne comporte aucune possibilité de fuite et d’évasion, mais d’abord parce qu’elle interdit le libre passage de la visibilité à l’invisibilité, qui est comme la respiration même du vivant.

Jean-Christophe Bailly, Le parti-pris des animaux, Seuil, 2013, chapitre 2. 

Chaque sujet crée son monde

Le milieu de l’animal, que nous voulons justement étudier, est seulement une partie de l’environnement que nous voyons s’étendre autour de l’animal, et cet environnement n’est rien d’autre que notre propre environnement humain. La première tâche de l’exploration du milieu consiste à choisir les signes perceptifs de l’animal parmi les signes perceptifs de son environnement et construire à partir d’eux le milieu de l’animal. Le signe perceptif des raisins secs laisse totalement froide la tique, tandis que le signe perceptif de l’acide butyrique joue dans son milieu un rôle remarquable. Dans le milieu du gourmet, l’accent de la signifiance est mis en revanche, non pas sur l’acide butyrique, mais sur le signe perceptif des raisins.

Comme une araignée fait avec ses fils, chaque sujet file ses relations en propriétés déterminées des choses, et les entretisse en une solide toile qui porte son existence.

De quelque nature que soient les relations entre le sujet et les objets de son environnement, elles se déroulent toujours à l’extérieur du sujet, là même où nous avons à chercher les signes perceptifs. Ces derniers sont en cela toujours liés à l’espace d’une manière ou d’une autre et, comme ils se relayent les uns les autres dans un ordre de succession déterminé, ils sont aussi liés au temps.

Nous nous berçons trop facilement de l’illusion que les relations que le sujet d’un autre milieu entretient avec les choses de son milieu se déroulent seulement dans le même espace et le même temps que les relations qui nous lient aux choses de notre milieu d’humains. Cette illusion est nourrie par la croyance en l’existence d’un monde unique dans lequel sont imbriqués tous les êtres vivants. Il en découle la conviction générale et durable qu’il doit n’y avoir qu’un seul espace et un seul temps pour tous les êtres vivants.

Von Uexküll (1864-1944), Milieu animal et milieu humain, trad. C. Martin-Freville, chap. 1

L'art affranchit l'âme de tout désir intéressé

Quelle est donc la part du sensible dans l’art et son véritable rôle ? Il y a deux manières d’envisager les objets sensibles dans leur rapport avec notre esprit. 1° Le premier est celui de la simple perception des objets par les sens. L’esprit alors ne saisit que leur côté individuel, leur forme particulière et concrète ; l’essence, la loi, la substance des choses lui échappe. En même temps le besoin qui s’éveille en nous est celui de les approprier à notre usage, de les consommer, de les détruire. L’âme, en face de ces objets, sent sa dépendance ; elle ne peut les contempler d’un oeil libre et désintéressé.

Un autre rapport des êtres sensibles avec l’esprit est celui de la pensée spéculative ou de la science. Ici l’intelligence ne se contente plus de percevoir l’objet dans sa forme concrète et son individualité, elle écarte le côté individuel pour en abstraire et en dégager la loi, le général, l’essence. La raison s’élève ainsi au-dessus de la forme individuelle, perçue par les sens, pour concevoir l’idée pure dans son universalité.

L’art diffère à la fois de l’un et de l’autre de ces deux modes ; il tient le milieu entre la perception sensible et l’abstraction rationnelle. Il se distingue de la première en ce qu’il ne s’attache pas au réel, mais à l’apparence, à la forme de l’objet, et qu’il n’éprouve aucun besoin intéressé de le consommer, de le faire servir à un usage, de l’utiliser. Il diffère de la science en ce qu’il s’intéresse à l’objet particulier et à sa forme sensible. Ce qu’il aime à voir en lui, ce n’est ni sa réalité matérielle ni l’idée pure dans sa généralité, mais une apparence, une image de la vérité, quelque chose d’idéal qui apparaît en lui ; il saisit le lien des deux termes, leur accord et leur intime harmonie. Aussi le besoin qu’il éprouve est-il tout contemplatif. En présence de ce spectacle, l’âme se sent affranchie de tout désir intéressé.

Hegel, Esthétique, Introduction, III. L'idée du Beau dans l'art, 2. principe et origine de l'art.

Le divertissement ne nous détourne pas de l'essentiel, mais fortifie notre esprit

Ceux qui prennent plaisir à déclamer contre la nature humaine ont observé que l’homme est totalement incapable de se supporter et que, si vous relâchez les prises qu’il a sur les objets extérieurs, il tombe immédiatement dans la mélancolie et le désespoir le plus profonds. De là, disent-ils, vient cette continuelle recherche du divertissement dans le jeu, la chasse ou les affaires, divertissement par lequel nous tâchons de nous oublier nous-mêmes et d’exciter notre esprit pour le sortir de l’état de langueur où il tombe quand il n’est plus soutenu par une émotion vive et animée. Je suis d’accord avec cette façon de penser, à tel point que je reconnais que l’esprit est incapable de se divertir par lui-même et qu’il recherche naturellement des objets étrangers qui puissent produire une sensation vive et agiter les esprits animaux. Quand apparaît un tel objet, il s’éveille, pour ainsi dire, d’un rêve ; le flux sanguin se renouvelle, le cœur prend un autre rythme et l’homme entier acquiert une vigueur dont il ne peut disposer dans ses moments de solitude et de calme. De là vient que la compagnie est naturellement si réjouissante en tant qu’elle présente le plus vivant de tous les objets, à savoir un être rationnel et pensant, semblable à nous, qui nous communique toutes les actions de son esprit, qui nous instruit de ses affections et ses sentiments les plus profonds et qui nous fait voir, au moment où elles se produisent, toutes les émotions qui sont causées par un objet. Toute idée vive est agréable, surtout celle d’une passion parce qu’une telle idée devient une sorte de passion qui donne à l’esprit une agitation plus sensible que toute autre image ou conception.


Hume, Traité de la nature humaine, liv. II « Des passions », part. II « De l’amour et de la haine », Sect. IV, « de l’amour des parents », trad. Folliot

Les deux luttes qui animent les hommes


Ne disons plus qu’il n’est qu’une sorte de lutte : sur cette terre, il y en a deux. L’une sera louée de qui la comprendra, l’autre est à condamner. Les cœurs sont ennemis. L’une, cause du mal, fait grandir la guerre et les mauvais combats. L’autre, son aînée naquit de la Nuit ténébreuse, et Zeus, là-haut assis dans son temple céleste, l’a mise aux racines de la terre et faite bien plus utile aux hommes. Elle éveille même l’homme aux bras indolents. Il sent le besoin de travailler le jour où il voit le riche qui s’empresse de labourer, planter et faire prospérer son bien. Tout voisin envie le voisin occupé de faire fortune. Cette lutte-là est bonne aux mortels. Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier. Le mendiant est jaloux du mendiant, le poète du poète.
Hésiode, Les Travaux et les Jours (VIIIe– VIIs. av. J.-C.) 

Au fronton du Palais de Chaillot (Paris, place du Trocadéro)



Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu'à toi
Ami n'entre pas sans désir


Paul Valéry

Adieu veau, vache, cochon, couvée

LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT


Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait
 Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
 Cotillon simple, et souliers plats.
 Notre Laitière ainsi troussée
 Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
 Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison :
 Le Renard sera bien habile,
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable ;
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon ;
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La Dame de ces biens, quittant d’un œil marri
 Sa fortune ainsi répandue,
 Va s’excuser à son mari
 En grand danger d’être battue.
 Le récit en farce en fut fait ;
 On l’appela le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne ?
 Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
 Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
 Tout le bien du monde est à nous,
 Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m’écarte, je vais détrôner le Sophi ;
 On m’élit Roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.

 La Fontaine, Fables

La tragédie du désir

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons lavenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour larrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. Cest que le présent dordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce quil nous afflige, et sil nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par lavenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous navons aucune assurance darriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à lavenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce nest que pour en prendre la lumière pour disposer de lavenir. Le présent nest jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours àêtre heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Pascal,Pensées, Br. 172, Le Guern 43


Effets de la raison sur le désir

Juste après l’instinct de nutrition, par lequel la nature conserve chaque individu, le plus important est l’instinct sexuel grâce auquel la nature pourvoit à la conservation de chaque espèce. La raison après son éveil ne tarda pas non plus à manifester son influence sur celui-ci. L’homme trouva bientôt que l’excitation sexuelle, qui chez les animaux repose seulement sur une impulsion passagère et la plupart du temps périodique, était susceptible pour lui de se prolonger et même de s’accroître sous l’effet de l’imagination, qui fait sentir son action avec d’autant plus de mesure sans doute, mais aussi de façon d’autant plus durable et plus uniforme, que l’objet est davantage soustrait aux sens ; ce qui évite la satiété qu’entraîne avec soi la satisfaction d’un désir purement animal.
La feuille de figuier[1]fut donc le résultat d’une manifestation de la raison bien plus importante que toutes celles qui étaient survenues antérieurement au tout premier stade de son développement. Car le fait de rendre une inclination plus forte et plus durable, en retirant son objet aux sens, dénote une certaine suprématie consciente de la raison sur les inclinations et non plus seulement, comme au degré inférieur, un pouvoir de les servir, sur une plus ou moins grande échelle. Le refus fut l’habile l’artifice qui conduisit l’homme des excitations purement sensuelles vers les excitations idéales, et, peu à peu, du désir purement animal à l’amour. Et, avec l’amour, le sentiment de ce qui est agréable devint le goût du beau, découvert d’abord seulement dans l’homme, puis dans la nature. 
Kant, Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, in Opuscules sur l’histoire,trad. S. Piobetta.  




[1]Genèse, III, v. 7.

Distinguer la curiosité naturelle du désir d'être reconnu

Le même instinct anime les diverses facultés de l’homme. À l’activité du corps, qui cherche à se développer, succède l’activité de l’esprit, qui cherche à s’instruire. D’abord les enfants ne sont que remuants, ensuite ils sont curieux ; et cette curiosité bien dirigée est le mobile de l’âge ou nous voilà parvenus. Distinguons toujours les penchants qui viennent de la nature de ceux qui viennent de l’opinion. Il est une ardeur de savoir qui n’est fondée que sur le désir d’être estimé savant ; il en est une autre qui naît d’une curiosité naturelle à l’homme pour tout ce qui peut l’intéresser de près ou de loin. Le désir inné du bien-être et l’impossibilité de contenter pleinement ce désir lui font rechercher sans cesse de nouveaux moyens d’y contribuer. Tel est le premier principe de la curiosité ; principe naturel au cœur humain, mais dont le déve­loppement ne se fait qu’en proportion de nos passions et de nos lumières. Supposez un philosophe relégué dans une île déserte avec des instruments et des livres, sûr d’y passer seul le reste de ses jours ; il ne s’embarrassera plus guère du système du mon­de, des lois de l’attraction, du calcul différentiel : il n’ouvrira peut-être de sa vie un seul livre, mais jamais il ne s’abstiendra de visiter son île jusqu’au dernier recoin, quelque grande qu’elle puisse être. Rejetons donc encore de nos premières études les connaissances dont le goût n’est point naturel à l’homme, et bornons-nous à celles que l’instinct nous porte à chercher.

Rousseau, Émile ou de l’éducation, livre 3.

Tout désir est désir de Dieu


Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre.
Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous temps, de tous âges et de toutes conditions. 
Une épreuve, si longue, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence, et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est le comble éternel. 
Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu lui même.
Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place : astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.
Les uns le cherchent dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés. D’autres, qui en ont en effet plus approché, ont considéré qu’il est nécessaire que ce bien universel que tous les hommes désirent ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu’ils n’ont pas qu’elles ne le contentent par la jouissance de celle [qui] lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré. Et leur raison est que ce désir étant naturel à l’homme puisqu’il est nécessairement dans tous et qu’il ne peut pas ne le pas avoir, ils en concluent...
Pascal, Pensées (Pensée 138, édition Michel Le Guern).

Ici mon désir est ma loi

Un berger prophète

Je vis dans ces lieux innocents,
Où les esprits les plus puissants,
Quittant leurs grandeurs souveraines,
Suivent ma prophétique voix
Dans le silence de nos bois
Et dans le bruit de nos fontaines.

Ici mon désir est ma loi,
Mon entendement est mon roi,
Je préside à mes aventures ;
Et comme si quelqu’un des dieux
M’eût prêté son âme et ses yeux,
Je comprends les choses futures.

J’ai vu quand des esprits mutins
Sollicitaient nos bons destins
À quitter le soin de la France,
Et deviné que leur malheur
Trouverait dans notre valeur
Le tombeau de leur espérance.

Je vois qu’un jeune potentat
Bornera bientôt son état
Du plus large tour de Neptune,
Et son bonheur sans être vain
Pourra voir avecque dédain
Les caresses de la Fortune.

Théophile de Viau, Œuvres poétiques.

Le désir comme puissance de jouir et d'agir

DÉSIR
Puissance de jouir et d’agir.
On ne confondra pas le désir avec le manque, qui n’est que son échec, sa limite ou sa frustration. Le désir, en lui-même, ne manque de rien (c’est l’impuissance, non la puissance, qui manque de quelque chose). Pourquoi faudrait-il manquer de nourriture pour désirer manger ? Ce serait confondre la faim, qui est une souffrance, avec l’appétit, qui est une force et, déjà, un plaisir. Pourquoi faudrait-il être « en manque », comme on dit, pour désirer faire l’amour ? Ce serait confondre la frustration, qui est un malheur, avec la puissance ou l’amour, qui sont un bonheur et une chance. Le désir n’est pas d’abord manque, malgré Platon (Le Banquet, 200), mais puissance : c’est puissance de jouir et jouissance en puissance. Le plaisir est son acte ; la mort, son destin. Il est la force, en chacun de nous, qui nous meut et nous émeut : c’est notre puissance d’exister, comme dit Spinoza, donc aussi de pâtir et d’agir. Le principe de plaisir, comme dit Freud, résulte de sa définition.
« Sont du désir, écrit Aristote, l’appétit, le courage et la volonté. » Il faut y ajouter l’amour et l’espérance. Le désir, explique en effet le De Anima, est en nous l’unique force motrice : « L’intellect ne meut manifestement pas sans le désir », alors que le désir « peut mouvoir en dehors de tout raisonnement » (De l’âme, II, 3, et III, 10). Or, qui ne voit que l’amour et l’espérance nous meuvent ? Il n’y a ainsi « qu’un seul principe moteur, la faculté désirante » : c’est parce que nous désirons que nous sommes notre « propre moteur » (ibid., III, 10).
Spinoza, qui définissait le désir comme « l’appétit avec conscience de lui-même » (ce qui suppose qu’il y a des appétits inconscients), soulignait aussitôt que cette définition ne dit pas l’essentiel : « Que l’homme, en effet, ait ou n’ait pas conscience de son appétit, cet appétit n’en demeure pas moins le même » (Éth., III, 9, scolie, et déf. 1 des affects, explication). La vraie définition, qui vaut donc pour le désir comme pour l’appétit, est la suivante : « Le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par un affect quelconque donné en elle » (ibid.). C’est la forme humaine du conatus, donc le principe de « tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l’homme, lesquels varient suivant la disposition variable d’un même individu et s’opposent si bien les uns aux autres qu’il est traîné en divers sens et ne sait où se tourner » (ibid.). Le désir, pour Spinoza aussi, est l’unique force motrice : c’est la force que nous sommes, qui nous traverse, qui nous constitue, qui nous anime. Le désir n’est pas un accident, ni une faculté parmi d’autres. C’est notre être même, considéré dans « sa puissance d’agir ou sa force d’exister » (agendi potentia sive existendi visÉth., III, déf. générale des affects). C’est dire qu’il serait absurde ou mortifère de vouloir supprimer le désir. On ne peut que le transformer, que l’éclairer, que le sublimer parfois, et tel est le but de l’éducation. Tel est aussi le but de l’éthique. Il s’agit de désirer un peu moins ce qui n’est pas ou qui ne dépend pas de nous, un peu plus ce qui est ou qui en dépend : il s’agit d’espérer un peu moins, d’aimer et d’agir un peu plus. C’est libérer le désir du néant qui le hante, en l’ouvrant au réel qui le porte.

André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF. 

L'objet du désir de l'homme européen: la possession de l'objet plutôt que l'objet possédé

L’Européen ne croit pas à la substance de l’homme. Sans rien d’extérieur, à lui tout seul, homme pauvre, il est un pauvre homme. Le malheur est une façon pour la substance de n’être rien. Son œuvre suprême — vie large, ouverte, accueillante — s’accomplit dans la transcen­dance. Plus encore que par sa stabilité immuable, l’être vaut, pour lui, par son extériorité.La souveraineté du moi est une dépendance. La possession de soi tient à la domination exercée sur les éléments, à la propriété, à la reconnaissance accordée par autrui, aux amitiés, aux services, à la considération. Le désir qui devait démentir sa maîtrise l’exalte. L’extériorité ne lui fournit pas seule­ment de quoi apaiser son désir ; il veut son désir qui lui ouvre l’extériorité. Source des bonheurs, de l’existence au-dessus de l’existence, le désir n’est pas un simple manque, un simple vide. L’appétit de la vie multiplie et confirme l’existence de l’homme. Les « nourritures ter­restres » peuvent accomplir et sublimer. Sous ses formes les plus hostiles au monde, l’existence européenne n’a pas voulu triompher, par l’indigence et le dépouillement, du désir qui tenaille et asservit. Au faux désir elle substitue le vrai. Contrairement aux échos qui lui parviennent des sagesses asiatiques, elle surmonte le désir en l’assouvissant.L’ascèse elle-même qui, originellement, forme des athlètes exerce toujours en vue de quelque triomphe et de quelque future gloire. Les contradictions et les déchi­rements une vie de luxe valent, après tout, mieux que les déchéancesde la misère. Le minimum de biens paternels que réclame Aristote pour le bonheur de l’homme libre suppose une identification entre l’homme libre et l’homme satisfait. La pensée morale de l’Occident était matérialiste et réaliste bien avant Marx.
En réalité il ne s’agit pas de matérialisme. L’homme européen se cherche un fondement dans l’extériorité. Dans le désir, il se nourrit d’être, mais, satisfait, aussitôt s’en détache. Il lui faut des assises dans l’être plus profondes que l’éphémère satisfaction du désir une rela­tion avec l’extériorité par laquelle l’extériorité s’incorpore à son évanescence substance autrement que par la nourriture. Cette relation avec l’être extérieur — par laquelle celui-ci s’incorpore d’une façon permanente à la sub­stance du sujet — c’est la possession. Il faut posséder au-delà de ce qu’on tient en main, au-delà de ce qu’on consomme et utilise à chaque instant. Une espèce de corps astral, constitué par tout ce que l’homme possède, prolonge le corps biologique. Animal politique ! Il faut une société, un État, un droit qui reconnaissent dans ce corps invisible la vraie surface de l’homme. Il ne faut donc pas concevoir la propriété comme une garantie contre, les inconnues du lendemain. Il existe dans la propriété telle que l’homme européen l’a toujours aimée une tendance originale par rapport au simple besoin. Ce qui est désiré par-dessus tout, ce n’est pas l’objet possédé, mais la possession de l’objet. C’est pourquoi la vie n’aspire pas seulement à la sécurité de ses besoins. La finalité du désiré se déplace, la possession de l’objet compte plus que la jouissance de l’objet, la richesse est aimée pour la richesse, la cupidité et l’avarice sont possibles, on aime l’argent. Dans l’argent mon appartenance au monde et l’appartenance du monde à moi se confondent. L’argent est une propriété tenue en mains que je peux cacher ; il est lié à mon secret, il est mon mystère, il s’incorpore à mon être le plus intime. La réduction de l’argent à l’amour du plaisir que Platon opère dans La Républiquene tient pas compte de son essence métaphysique : en Europe, pauvreté et richesse mesurent, en fin de compte, le néant de l’être. 

Levinas, Noms propres, Éd. Livre de poche, p. 133.

La mémoire crée et fonde le sujet

La mémoire reprend et retourne et suspend le déjà accompli de la naissance de la nature. La fécondité échappe à l’instant ponctuel de la mort. Par la mémoire, je me fonde après coup, rétroactivement : j’assume aujourd’hui ce qui, dans le passé absolu de l’origine, n’avait pas de sujet pour être reçu et qui, dès lors, pesait comme une fatalité. Par la mémoire, j’assume et remets en question. La mémoire réalise l’impossibilité : la mémoire, après coup, assume la passivité du passé et le maîtrise. La mémoire comme inversion du temps historique est l’es­sence de l’intériorité.

Levinas, Totalité et infini, Livre de Poche p. 49.

La mémoire est-elle utile pour les sciences?

En parcourant les fécondes sottises de Lambert Schenckel, j’ai réfléchi qu’il me serait facile d’embrasser par l’imagination tout ce que j’ai découvert : à savoir, par le moyen d’une réduction des choses aux causes ; lesquelles toutes réduites finalement à une seule, il est clair qu’il n’est nul besoin de la mémoire pour toutes les sciences. Car, qui comprendra les causes, reformera facilement en son cerveau, par l’impression de la cause, des fantômes tout à fait effacés ; tel est le véritable art de la mémoire, tout à fait opposé à l’art de cet imbécile : non que son art soit sans effet, mais il envahit tout le papier qu’il faudrait employer mieux et il ne s’établit pas dans le bon ordre ; lequel ordre consiste en ce que les images soient formées selon des rapports de dépendance réciproque. Quant à lui, il omet précisément, je ne sais s’il le fait exprès ce qui est la clef de tout le mystère.

Pour moi, ma réflexion m’a conduit à un autre procédé : ce serait à partir d’images des choses qui ne soient pas sans lien entre elles, de s’appliquer à ajouter de nouvelles images communes à toutes, ou du moins de les réunir toutes ensemble en une seule image, qui n’aurait pas de rapport seulement avec la plus proche, mais aussi avec les autres. Aussi la cinquième ferait référence à la première en passant le javelot jeté par terre, celle du milieu par l’échelle d’où elles descendraient, la seconde par un trait projeté vers elle et la troisième serait dans un rapport semblable, en fonction d’une signification véritable ou figurée.

Descartes, Cogitationes privatae (1619-1621), AT, X, p. 230.

La permanence de soi dans le temps

Le pont Mirabeau.

 

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine.

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va

Comme la vie est lente

Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

Qu'est-ce donc que le temps?

Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.

Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus. (...) Enfin, si l'avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. (...) Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n'est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d'après ces images qu'elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens. Mon enfance par exemple, qui n'est plus, est dans un passé qui n'est plus, mais quand je me la rappelle et la raconte, c'est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire. (...)

Ce qui m'apparaît maintenant avec la clarté de l'évidence, c'est que ni l'avenir, ni le passé n'existent. Ce n'est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.” Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'intuition directe; le présent de l'avenir, c'est l'attente. Si l'on me permet de m'exprimer ainsi, je vois et j'avoue qu'il y a trois temps, oui, il y en a trois.

Augustin, Les confessions, XI, 20.

Une expérience de succession pure

J’ai connu une personne qui, un jour, comme elle sommeillait, ayant entendu sonner quatre heures, se mit à compter ainsi l’horloge : une, une, une, une. Et pour lors, l’absurdité qu’elle concevait dans son esprit la fit s’écrier : “Je pense que cette horloge est dérangée, elle a sonné quatre fois une heure !

Bourdin, Septièmes objections et réponses aux méditations de Descartes.

L'expérience du réveil est une expérience de mémoire

Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui−ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi et, quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir − non encore du lieu où j’étais, mais de quelques−uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être − venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par−dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.

Proust, Du côté de chez Swann.

L'expérience heureuse de l'absence de souvenir

La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par-là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.

Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Seconde promenade.

La force du souvenir, plus vivace que la réalité présente

J’ai été obligé de m’arrêter : mon cœur battait au point de repousser la table sur laquelle j’écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m’accablent de leur force et de leur multitude : et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde ?

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre II.

La mémoire permet-elle de distinguer la veille du sommeil?

Notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres, et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et en effet, si quelqu’un, lorsque je veille, m’apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où il viendrait ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l’estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme. Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si, après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux qui ait de la répugnance avec ce qui m’est rapporté par les autres. Car, de ce que Dieu n’est point trompeur, il suit nécessairement que je ne suis point en cela trompé. Mais, parce que la nécessité des affaires nous oblige souvent à nous déterminer avant que nous ayons eu le loisir de les examiner si soigneusement, il faut avouer que la vie de l’homme est sujette à faillir fort souvent dans les choses particulières ; et enfin il faut reconnaître l’infirmité et la faiblesse de notre nature.

Descartes, Méditations métaphysiques, Sixième méditation.

La mémoire constitue les perceptions en objet de savoir

Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois assez bon observateur : cependant je ne sais rien voir de ce que je vois ; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient : je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance ; rien ne m'échappe. Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a pensé, et il est rare que je me trompe.

Rousseau, Les confessions, livre III.

Le souvenir du bonheur rend heureux, ce qui nous rend heureux marque notre mémoire.

Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles, mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés ! ah ! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse ? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce qui n'était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même ? Je me levais avec le soleil et j'étais heureux ; je me promenais et j'étais heureux ; je voyais Maman et j'étais heureux ; je la quittais et j'étais heureux ; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif ; je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout : il n'était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.

Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a duré, n'est échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui suivent me reviennent par intervalles ; je me les rappelle inégalement et confusément : mais je me rappelle celui-là tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde, compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente ; les seuls retours du passé peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'époque dont je parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.

Rousseau, Les confessions, livre VI.

L'inconscience est l'état de l'âme qui adhère au moment présent

 

J’ai vu dans l’œil animal

la vie paisible qui dure,

le calme impartial

de l’impassible nature.

La bête connaît la peur;

mais aussitôt elle avance

et, sur son champ d’abondance,

broute une présence

qui n’a pas le goût d’ailleurs.

Rainer Maria Rilke, Poésie, Œuvres II, Le Seuil, 1972, p. 497.

La méthode secourt la faiblesse de la mémoire

Pour moi, qui ai la conscience de ma faiblesse, j’ai résolu d’observer constamment, dans la recherche des connaissances, un tel ordre que, commençant toujours par les plus simples et les plus faciles, je ne fisse jamais un pas en avant pour passer à d’autres, que je ne crusse n’avoir plus rien a désirer sur les premières. C’est pourquoi j’ai cultivé jusqu’à ce jour, autant que je l’ai pu, cette science mathématique universelle, de sorte que je crois pouvoir me livrer à l’avenir à des sciences plus élevées, sans craindre que mes efforts soient prématurés. Mais, avant d’en sortir, je chercherai à rassembler et à mettre en ordre ce que j’ai recueilli de plus digne de remarque dans mes études précédentes, tant pour pouvoir les retrouver au besoin dans ce livre, à l’âge où la mémoire s’affaiblit, que pour en décharger ma mémoire elle-­même, et porter dans d’autres études un esprit plus libre.

Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Règle IV.

 

Pour compléter la science il faut que la pensée parcoure, d’un mouvement non interrompu et suivi, tous les objets qui appartiennent au but qu’elle veut atteindre, et qu’ensuite elle les résume dans une énumération méthodique et suffisante.

L’observation de la règle ici proposée est nécessaire pour qu’on puisse placer au nombre des cho­ses certaines ces vérités qui, comme nous l’avons dit plus haut, ne dérivent pas immédiatement de principes évidents par eux-­mêmes. On y arrive en effet par une si longue suite de conséquences, qu’il n’est pas facile de se rappeler tout le chemin qu’on a fait. Aussi disons-­nous qu’il faut suppléer à la faculté de la mémoire par un exercice continuel de la pensée. Si, par exemple, après diverses opérations, je trouve quel est le rapport entre les grandeurs A et B, ensuite entre B et C, puis entre C et D, enfin entre D et E, je ne vois pas pour cela le rapport des grandeurs A et E, et je ne puis le conclure avec précision des rapports connus, si ma mémoire ne me les représente tous. Aussi j’en parcourrai la suite de manière que l’imagination à la fois en voie une et passe à une autre, jusqu’à ce que je puisse aller de la première à la dernière avec une telle rapidité que, presque sans le secours de la mémoire, je saisisse l’ensemble d’un coup d’œil. Cette méthode, tout en soulageant la mémoire, corrige la lenteur de l’esprit et lui donne de l’étendue.

Ibid., Règle VII.

 

[ ...] comme l’intelligence peut être mue par l’imagination, et agir sur elle, comme celle-­ci à son tour peut agir sur les sens à l’aide de la force motrice en les appliquant aux objets, et que les sens d’autre part agissent sur elle en y peignant les images des corps, comme en outre la mémoire, au moins celle qui est corporelle et qui ressemble à celle des bêtes, est identique avec l’imagination, il suit de là que si l’intelligence s’occupe de choses qui n’ont rien de corporel ou d’analogue au corps, en vain espèrera­-t-­elle du secours de ces facultés. Il y a plus, pour que son action n’en soit pas ar­rêtée, il faut écarter les sens, et dépouiller, autant qu’il est possible, l’imagination de toute impres­sion distincte. Si, au contraire, l’intelligence se propose d’examiner quelque chose qui puisse se rapporter à un corps, il faudra s’en former dans l’imagination l’idée la plus distincte possible. Pour y parvenir plus facilement, il faut montrer aux sens externes l’objet même que cette idée représentera. La pluralité des objets ne facilitera pas l’intuition distincte d’un objet individuel ; mais si de cette pluralité on veut distraire un individu, ce qui est souvent nécessaire, il faut débarrasser l’imagination de tout ce qui pourrait partager l’attention, afin que le reste se grave mieux dans la mémoire. De la même manière, il ne faudra pas présenter les objets eux­-mêmes aux sens externes, mais seulement en offrir des images abrégées, qui, pourvu qu’elles ne nous induisent pas en erreur, seront d’autant meilleures qu’elles seront plus courtes.

Ibid., Règle XII.

 

Quant à ce qui n’exige pas l’attention de l’esprit, quoique nécessaire pour la conclusion, il vaut mieux le désigner par de courtes notes que par des figures entières. Par ce moyen la mémoire ne pourra nous faire défaut, et cependant la pensée ne sera pas distraite, pour le retenir, des autres opérations auxquelles elle est occupée.

Au reste, comme, parmi les innombrables dimensions qui peuvent se figurer dans notre imagination, nous avons dit qu’on ne pouvait en embrasser plus de deux à la fois, d’un seul et même regard, soit des yeux, soit de l’esprit, il est bon de retenir toutes les autres assez exactement pour qu’elles puissent se présenter à nous toutes les fois que nous en aurons besoin. C’est dans ce but que la nature nous parait avoir donné la mémoire ; mais comme elle est souvent sujette à faillir, et pour ne pas être obligés de donner une partie de notre attention à la renouveler, pendant que nous sommes occupés à d’autres pensées, l’art a fort à propos inventé l’écriture, à l’aide de laquelle, sans rien remettre à notre mémoire, et abandonnant notre imagination librement et sans partage aux idées qui l’occupent, nous confions au papier ce que nous voudrons retenir, et cela au moyen de courtes notes, de manière qu’après avoir examiné chaque chose séparément, d’après la règle neuvième, nous puissions, d’après la règle onzième, les parcourir tous par le mouvement rapide de la pensée, et en embrasser à la fois le plus grand nombre possible.

Ibid., Règle XVI.

Le véritable art de la mémoire: la connaissance des causes

En parcourant les sottises lucratives de Lambert Schenkel (son livre sur L'art de la mémoire), j’ai pensé qu'il me serait utile d'embrasser par l'imagination tout ce que j'ai découvert; ceci par la réduction des choses aux causes, qui, toutes, se réduisent en définitive à une seule: il est donc clair qu'il n'est nullement besoin d'un travail de la mémoire pour toutes les sciences. Celui, en effet, qui a l'intelligence des causes, formera à nouveau facilement dans son cerveau, par l'impression de la cause, les images qui s'étaient totalement évanouies. Tel est le véritable art de la mémoire, tout à fait opposé à l'art de ce charlatan...

Descartes, Cogitations privatae, AT, X, 230.

La mémoire, sœur obscure

Oublieuse mémoire

Mais avec tant d’oubli comment faire une rose,

Avec tant de départs comment faire un retour?

Mille oiseaux qui s’enfuient n’en font un qui se pose

Et tant d’obscurité simule mal le jour.

Écoutez, rapprochez-moi cette pauvre joue,

Sans crainte libérez l’aile de votre cœur

Et que dans l’ombre enfin notre mémoire joue,

Nous redonnant le monde aux actives couleurs.

Le chêne redevient arbre et les ombres, plaine,

Et voici donc ce lac sous nos yeux agrandis ?

Que jusqu’à l’horizon la terre se souvienne

Et renaisse pour ceux qui s’en croyaient bannis !

Mémoire, sœur obscure et que je vois de face

Autant que le permet une image qui passe…

Jules Supervielle (1884-1960)