À l’ancienne physique, qui se fonde sur la donnée immédiate des sens, sur notre perception journalière du monde coloré et sonore, le monde du sens commun dans lequel nous vivons, qui ne le dépasse jamais dans ses raisonnements abstractifs et qui partout reste nécessairement liée aux notions de qualité et de force, [Descartes] est en train de substituer une physique des idées claires, physique mathématique, qui bannit du monde réel toute donnée sensible, qui en chasse toute « forme », toute force et toute qualité et qui présente une image (ou une idée ?) nouvelle de l’Univers, d’un Univers strictement et uniquement mécanique, image beaucoup plus étrange et beaucoup moins croyable que tout ce que les philosophes aient jamais inventé. Beaucoup plus étrange, et moins vraisemblable. Et pourtant, certainement vraie.
Quant au Cosmos, au Cosmos hellénique, le Cosmos d’Aristote et du Moyen Âge, ce Cosmos ébranlé déjà par la science moderne, par Copernic, Galilée et Kepler, Descartes le détruit entièrement.
Je ne sais pas si tout le monde se rend compte de ce que cette découverte, ou plus exactement, ces découvertes, car elles forment un faisceau et constituent ensemble ce qu’on a appelé : la révolution cartésienne, signifient pour la conscience de l’homme de son temps. Et peut-être, de l’homme, simplement.
Le cosmos hellénique, le cosmos d’Aristote et du Moyen Âge est un monde ordonné et fini. Ordonné dans l’espace, du plus bas au plus haut en fonction de valeur, ou de perfection. Hiérarchie parfaite, où les places mêmes des êtres correspondent aux degrés de leur perfection ; échelle qui remonte de la matière vers Dieu.
Ce Cosmos est très beau. D’une beauté esthétique qui ravit l’âme du Grec, et fait dire au Psalmiste que le ciel et la terre clament la gloire de l’Éternel et louent le travail de ses mains. La sagesse divine resplendit dans ce monde, où tout est à sa place, où tout est pour le mieux.
Ordre parfait, hiérarchie parfaite que dévoile et révèle la science. Car dans ce Cosmos toutes les choses ont leur place (déterminée selon leur degré de valeur) et sont toutes animées d’une tendance à s’y rendre et à y reposer. Découvrir ces tendances naturelles, c’est à quoi s’occupe la physique.
Au surplus — pour le chrétien du moins si ce n’est pour le philosophe — ce Cosmos, dont la terre forme le centre, est bâti tout entier pour l’homme. C’est pour lui que se lève le soleil et que tournent les planètes et les cieux. Et c’est Dieu, fin dernière, et premier moteur, le sommet de l’échelle hiérarchique, qui insuffle la vie, le mouvement au Cosmos.
Dans un monde pareil, fait pour lui, sinon tout à fait à sa mesure, l’homme se trouve chez lui. Et ce monde pénétré de raison et de beauté, l’homme l’admire. Il peut même l’adorer.
Or ce Monde, ce Cosmos, la physique de Descartes le détruit entièrement.
Que met-elle à sa place ? À vrai dire, presque rien. Étendue et mouvement. Ou matière et mouvement. Étendue sans limites et sans fin. Ou matière sans fin ni limites : pour Descartes, c’est strictement la même chose. Et mouvement sans rime ni raison ; des mouvements sans but et sans fin. Il n’y a plus de lieux propres pour les choses : tous les lieux, en effet, se valent parfaitement ; toutes les choses, d’ailleurs, se valent également. Toutes ne sont que matière et mouvement. Et la terre n’est plus dans le centre du monde. Il n’y a pas de centre ; il n’y a pas de « monde ». L’Univers n’est pas ordonné pour l’homme : il n’est pas « ordonné » du tout. Il n’est pas à échelle humaine, il est à l’échelle de l’esprit. C’est le monde vrai ; pas celui que nous montrent nos sens infidèles et trompeurs : c’est celui que retrouve, en elle-même, la raison pure et claire qui ne peut se tromper.
Alexandre Koyré, Entretiens sur Descartes, 1962.
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