Je suppose que nous croyons tous que les chauves-souris ont une expérience. Après tout ce sont des mammifères, et il n’est pas plus douteux qu’elles aient une expérience que dans le cas des souris, des pigeons ou des baleines. J’ai choisi les chauves-souris plutôt que les guêpes ou les carrelets, parce que si l’on chemine trop loin le long de l’arbre phylogénétique, on abandonne graduellement la confiance que l’on peut avoir en la réalité d’une expérience. Les chauves-souris, bien plus proches de nous que d’autres espèces, présentent néanmoins une gamme d’activités et d’appareillages sensoriels si différents de la nôtre que le problème que je voudrais poser est exceptionnellement net (bien qu’il puisse certainement se poser au sujet d’autres espèces). Même sans le bénéfice de la réflexion philosophique, quiconque a passé quelque temps dans un espace fermé avec une chauve-souris affolée sait ce que c’est que de rencontrer une forme de vie essentiellement étrangère.
J’ai dit que l’essence de la croyance selon laquelle les chauves-souris ont une expérience est que cela fait un certain effet d’être une chauve-souris. A l’heure actuelle, nous savons que la plupart des chauves-souris (le microchiroptère, pour être précis) perçoivent le monde extérieur principalement par sonar, ou écholocalisation, détectant les réfractions provenant d’objets situés à l’intérieur de leur champ perceptif, de leurs propres cris brefs, subtilement modulés, émis à haute fréquence. Leurs cerveaux sont conçus de manière à établir une corrélation entre les impulsions venues de l’extérieur et les échos subséquents, et l’information ainsi acquise permet aux chauves-souris de faire des discriminations précises relatives à la distance, à la forme, au mouvement et à la texture des objets, comparables à celles que nous faisons par l’intermédiaire de la vision. Mais le sonar d’une chauve-souris, bien qu’il soit de toute évidence une forme de perception, n’est pas semblable, dans sa manière d’opérer, à un sens quelconque que nous possédions, et il n’y a pas dc raison de supposer qu’il ressemble subjectivement à quoi que ce soit dont nous puissions faire l’expérience et que nous puissions imaginer. Ceci semble créer des difficultés pour la notion de l’effet que cela fait d’être une chauve-souris. Nous devons chercher à savoir si une méthode quelconque nous permet d’extrapoler à partir de notre propre cas à la vie intérieure de la chauve-souris, et, si nous n’y réussissons pas, quelles autres méthodes possibles il pourrait y avoir pour comprendre la notion.
C’est notre propre expérience qui fournit à notre imagination la matière de base, et le champ de celle-ci est par conséquent limité. Cela ne servira à rien d’essayer d’imaginer que l’on a des palmes au bout des bras, qui nous permettent de voler de-ci de-là au crépuscule et à l’aube en attrapant des insectes dans notre bouche ; que l’on a une vision très faible, et que l’on perçoit le monde environnant par un système de signaux sonores réfractés et de fréquence élevée, et que l’on passe la journée pendu la tête en bas par les pieds dans un grenier. Pour autant que je puisse imaginer cela (ce qui ne va pas bien loin), cela ne me dit pas quel effet cela me ferait à moi de me comporter de la manière dont se comporte une chauve-souris. Mais ce n’est pas le problème. Je veux savoir quel effet cela fait à une chauve-souris d’être une chauve-souris. Si j’essaie d’imaginer cela, je suis borné aux ressources de mon propre esprit, et ces ressources sont inadéquates pour cette tâche. Je ne peux non plus l’effectuer en imaginant des additions à ma propre expérience, ou en imaginant des portions de celle-ci qui en seraient graduellement soustraites, ou en imaginant une combinaison quelconque d’additions, de soustractions et de modifications.
Pour autant que je pourrais avoir l’apparence extérieure d’une guêpe et me comporter comme elle, ou comme une chauve-souris, sans changer ma structure fondamentale, mes expériences ne ressembleraient en rien à celles de ces animaux. D’un autre côté, il est douteux que l’on puisse attacher une signification quelconque à la supposition que je pourrais posséder la constitution neurophysiologique d’une chauve-souris. Même si je pouvais par degrés successifs être transformé en chauve-souris, rien dans ma constitution présente ne me permet d’imaginer ce à quoi ressembleraient les expériences d’une telle incarnation future de moi-même ainsi métamorphosé.
De cette façon, si l’extrapolation que nous faisons à partir de notre propre cas est comprise dans la notion de l’effet que cela fait d’être une chauve-souris, cette extrapolation doit rester incomplète. Nous ne pouvons-nous former plus qu’une conception schématique de l’effet que cela fait. Par exemple, nous pouvons attribuer des types généraux d’expériences sur la base de l’anatomie de l’animal et de son comportement. Par exemple, nous décrivons le sonar d’une chauve-souris comme une sorte de sonde perceptuelle tridimensionnelle ; nous croyons que les chauves-souris ressentent des variétés quelconques de douleur, de peur, de faim et de désir, et qu’elles ont d’autres types plus familiers de perceptions en dehors du sonar. Mais nous croyons que ces expériences ont aussi dans chaque cas un caractère subjectif spécifique, qui dépasse nos aptitudes à les concevoir. Et s’il y a de la vie consciente ailleurs dans l’univers, il est vraisemblable qu’une partie de celle-ci ne pourra être décrite dans les termes les plus généraux relatifs à notre expérience dont nous puissions disposer. (Le problème ne se limite cependant pas aux cas exotiques, car il se pose dans le cas d’une relation entre une personne et une autre. Le caractère subjectif de l’expérience d’une personne sourde et aveugle de naissance ne m’est pas accessible, par exemple, pas plus, je présume, que ne lui est la mienne. Ceci n’empêche pas chacun de nous de croire que l’expérience de l’autre a un tel caractère subjectif.)
Thomas Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », Questions mortelles, PUF.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire