DÉSIR
Puissance de jouir et d’agir.
On ne confondra pas le désir avec le manque, qui n’est que son échec, sa limite ou sa frustration. Le désir, en lui-même, ne manque de rien (c’est l’impuissance, non la puissance, qui manque de quelque chose). Pourquoi faudrait-il manquer de nourriture pour désirer manger ? Ce serait confondre la faim, qui est une souffrance, avec l’appétit, qui est une force et, déjà, un plaisir. Pourquoi faudrait-il être « en manque », comme on dit, pour désirer faire l’amour ? Ce serait confondre la frustration, qui est un malheur, avec la puissance ou l’amour, qui sont un bonheur et une chance. Le désir n’est pas d’abord manque, malgré Platon (Le Banquet, 200), mais puissance : c’est puissance de jouir et jouissance en puissance. Le plaisir est son acte ; la mort, son destin. Il est la force, en chacun de nous, qui nous meut et nous émeut : c’est notre puissance d’exister, comme dit Spinoza, donc aussi de pâtir et d’agir. Le principe de plaisir, comme dit Freud, résulte de sa définition.
« Sont du désir, écrit Aristote, l’appétit, le courage et la volonté. » Il faut y ajouter l’amour et l’espérance. Le désir, explique en effet le De Anima, est en nous l’unique force motrice : « L’intellect ne meut manifestement pas sans le désir », alors que le désir « peut mouvoir en dehors de tout raisonnement » (De l’âme, II, 3, et III, 10). Or, qui ne voit que l’amour et l’espérance nous meuvent ? Il n’y a ainsi « qu’un seul principe moteur, la faculté désirante » : c’est parce que nous désirons que nous sommes notre « propre moteur » (ibid., III, 10).
Spinoza, qui définissait le désir comme « l’appétit avec conscience de lui-même » (ce qui suppose qu’il y a des appétits inconscients), soulignait aussitôt que cette définition ne dit pas l’essentiel : « Que l’homme, en effet, ait ou n’ait pas conscience de son appétit, cet appétit n’en demeure pas moins le même » (Éth., III, 9, scolie, et déf. 1 des affects, explication). La vraie définition, qui vaut donc pour le désir comme pour l’appétit, est la suivante : « Le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par un affect quelconque donné en elle » (ibid.). C’est la forme humaine du conatus, donc le principe de « tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l’homme, lesquels varient suivant la disposition variable d’un même individu et s’opposent si bien les uns aux autres qu’il est traîné en divers sens et ne sait où se tourner » (ibid.). Le désir, pour Spinoza aussi, est l’unique force motrice : c’est la force que nous sommes, qui nous traverse, qui nous constitue, qui nous anime. Le désir n’est pas un accident, ni une faculté parmi d’autres. C’est notre être même, considéré dans « sa puissance d’agir ou sa force d’exister » (agendi potentia sive existendi vis, Éth., III, déf. générale des affects). C’est dire qu’il serait absurde ou mortifère de vouloir supprimer le désir. On ne peut que le transformer, que l’éclairer, que le sublimer parfois, et tel est le but de l’éducation. Tel est aussi le but de l’éthique. Il s’agit de désirer un peu moins ce qui n’est pas ou qui ne dépend pas de nous, un peu plus ce qui est ou qui en dépend : il s’agit d’espérer un peu moins, d’aimer et d’agir un peu plus. C’est libérer le désir du néant qui le hante, en l’ouvrant au réel qui le porte.
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF.
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