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Ne pas confondre notre faiblesse et les promesses de la raison

SOCRATE : Commençons par prendre garde à ne pas être victimes d'un accident.

PHEDON : Lequel ?

SOCRATE : Celui de devenir misologues, à la façon dont certains deviennent misanthropes. Car il n'est pire accident que de devenir ennemi des raisons. Or la misologie vient comme la misanthropie. Car voici comment naît la misanthropie : on a naïvement accordé une entière confiance à quelqu'un ; on a estimé l'homme vrai, sincère et loyal à tous égards ; peu après on découvre en lui la perversité et déloyauté, puis encore autre chose ; celui qui s'est vu infliger cette déception à maintes reprises, et par ceux qu'il tenait pour ses amis les plus intimes et les plus chers, à force de froissements, finit par prendre tous les hommes en haine et par estimer qu'ils sont tous sans exception dépourvus de sincérité. N'est-ce pas ainsi que cela se passe ?
PHEDON : Si, tout à fait.

SOCRATE : Or, n'est-ce pas condamnable ? [...] On peut comparer au cas des hommes celui des raisons sur le point que voici : quelqu'un qui n'entendrait rien aux raisons a accordé sa confiance à la vérité d'un raisonnement, puis, peu après, il se prend à croire qu'il est faux (ce qu'il est en certain cas, mais pas toujours), puis c'est le tour d'un autre, et ainsi de suite ; et tu n'ignores pas que ce sont surtout ceux qui passent leur temps à opposer les raisons qui finissent par estimer qu'ils sont parvenus au faîte de la sagesse et que seuls ils ont compris qu'il n'y a rien de franc ni de solide, que ce soit dans les choses ou dans les raisonnements : absolument tout ce qui existe va et vient dans le courant, dans le détroit d'Euripe, sans demeurer en repos en un seul instant.

PHEDON : C'est tout à fait vrai.

SOCRATE : Telle est donc la fâcheuse mésaventure que nous risquons : alors qu'il existe en fait un argument vrai, solide et parfaitement discernable, sous prétexte que dans la suite nous en rencontrerions d'autres ainsi faits que nous les croyons tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de nous en prendre à nous-mêmes et à notre incompétence, nous finissions par être tout contents de cesser d'en souffrir en nous déchargeant sur les raisonnements de notre propre responsabilité, passant dès lors le reste de nos jours à détester et à vitupérer les raisonnements, et nous privant ainsi de la science de ce qu'il y a de vrai dans le réel.

PHEDON : Fâcheuse mésaventure, assurément !

Platon, Phédon, 89c-e

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