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Le bonheur animal est-il enviable?

L’homme demanda peut-être un jour à l’animal : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? » L’animal voulut répondre, et lui dire : « cela vient de ce que j’oublie immédiatement ce que je voulais dire » -mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet- et l’homme de s’étonner.

Mais il s’étonne aussi de lui-même, de ne pouvoir apprendre l’oubli et de  toujours rester  prisonnier du passé : aussi loin, aussi vite qu’il coure, sa chaîne court avec lui. C’est un véritable prodige : l’instant, aussi vite arrivé qu’évanoui, aussitôt échappé du néant que rattrapé par lui, revient cependant comme un fantôme troubler la paix d’un instant ultérieur. L’une après l’autre, les feuilles se détachent du registre du temps, tombent en virevoltant, puis reviennent soudain se poser sur les genoux de l’homme. Celui-ci dit alors : « Je me souviens »,  et il envie l’animal qui oublie immédiatement et voit réellement mourir chaque instant, retombé dans la nuit et le brouillard, à jamais évanoui. L’animal, en effet, vit de manière non historique : il se résout entièrement dans  le présent comme un chiffre qui se divise sans laisser de reste singulier, il ne sait simuler, ne cache rien et, apparaissant à chaque seconde tel qu’il est, ne peut donc être que sincère. L’homme, en revanche, s’arc-boute contre la charge toujours plus écrasante du passé, qui le jette à terre ou le couche sur le flan, qui entrave sa marche comme un obscur et invisible fardeau. Ce fardeau, il peut à l’occasion affecter de le nier et, dans le commerce de ses semblables, ne le nie que trop volontiers afin d’éveiller leur envie. Mais il s’émeut, comme au souvenir d’un paradis perdu, en voyant le troupeau à la pâture ou bien, plus proche et plus familier, l’enfant qui n’a pas encore un passé à nier et qui joue, aveugle et comblé, entre les barrières du passé et de l’avenir. Il faudra pourtant que son jeu soit troublé, et on ne viendra que trop tôt l’arracher à son inconscience. Il apprendra alors à comprendre le mot « c’était », formule qui livre l’homme aux combats, à la souffrance et au dégoût, et lui rappelle que son existence n’est au fond  rien d’autre qu’un éternel imparfait.

 

 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, Gallimard, « Folio », pp. 95-96.

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