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Laisser aller ses désirs ou les maîtriser?

CALLICLÈS

        Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Hé bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si on veut vivre comme i l faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement (…) est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclaves les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse, et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance, et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. Car, bien sûr, pour tous les hommes qui, dès le départ, se trouvent dans la situation d’exercer le pouvoir, qu’ils soient nés fils de rois ou que la force de leur nature les ait rendus capables de s’emparer du pouvoir – que ce soit le pouvoir d’un seul homme ou celui d’un groupe d’individus –, oui, pour ces hommes-là, qu’est-ce qui serait plus vilain et plus mauvais que la tempérance et la justice ? Ce sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne y fasse obstacle, et ils se mettraient eux-mêmes un maître sur le dos, en supportant les lois, les formules et les blâmes de la masse des hommes ! (…) Écoute Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, eh bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à l’encontre de la nature. Rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien.

SOCRATE

        Ce n’est pas sans noblesse, Calliclès, que tu as exposé ton point de vue, tu as parlé franchement. Toi en effet tu viens de dire clairement ce que les autres pensent et ne veulent pas dire.. Je te demande donc de ne céder en rien, en aucun cas ! Comme cela, le genre de vie qu’on doit avoir paraîtra tout à fait évident. Alors, explique-moi : tu dis que si l’on veut vivre tel qu’on est, il ne faut pas réprimer ses passions, aussi grandes soient-elles, mais se tenir prêts à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que la vertu consiste ?

CALLICLÈS

        Oui, je l’affirme, c’est cela la vertu !

SOCRATE

        Il est donc inexact de dire que les hommes qui n’ont besoin de rien sont heureux.

CALLICLÈS

        Oui, parce que, si c’était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux.

SOCRATE

Mais tout de même, la vie dont tu parles, c’est une vie terrible. (…) Regarde bien si ce que tu veux dire quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles. Mais au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce cela vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?

CALLICLÈS

        Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait leplein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu’on veut dans son tonneau !

SOCRATE

        Mais alors, si on en verse beaucoup, il faut aussi qu’il y en ait beaucoup qui s’en aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse bien s’échapper !

CALLICLÈS

        Oui, parfaitement.

SOCRATE

        Tu parles de la vie d’un pluvier, qui mange et qui fiente en même temps ! – non, ce n’est pas la vie d’un cadavre, pas même celle d’une pierre ! Mais dis-moi encore une chose : ce dont tu parles, c’est d’avoir faim et de manger dès qu’on a faim, n’est-ce pas ?

CALLICLÈS

        Oui

SOCRATE

        Et aussi d’avoir soif, et de boire quand on a soif.

CALLICLÈS

Oui, mais surtout ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir – voilà, c’est cela, la vie heureuse !

SOCRATE

        C’est bien, très cher. Tu t’en tiens à ce que tu as dit d’abord, et tu ne ressens pas la moindre honte. Mais alors, il semble que moi non plus je n’aie pas à me sentir gêné ! – Aussi, pour commencer, réponds-moi : suppose que quelque chose démange, qu’on ait envie de se gratter, qu’on puisse se gratter autant qu’on veut et qu’on passe tout son temps à se gratter, est-ce là le bonheur de la vie ?

CALLICLÈS

Que tu es extravagant, Socrate ! En fait, tu es un démagogue, un orateur de foule !

SOCRATE

        C’est pour cela, Calliclès, que j’ai choqué Polos et Gorgias, je les ai faits se sentir gênés ! Mais toi, tu ne seras pas choqué, tu n’auras même pas honte, car tu es un homme courageux. Alors, réponds, et c’est tout.

CALLICLÈS

        Eh bien, je déclare que même la vie où on se gratte comme cela est une vie agréable !

SOCRATE

        Et si c’est une vie agréable, c’est donc une vie heureuse.

CALLICLÈS

        Oui, absolument.

SOCRATE

Et si on se gratte la tête, seulement, ou faut-il que je te demande tout ce qu’on peut se gratter d’autre ? Regarde, Calliclès, que répondras-tu, quand on te demandera si, après la tête, on peut se gratter tout le reste ? Bref, pour en venir au principal, avec ce genre de saletés, dis-moi, la vie des êtres obscènes, n’est-elle pas une vie terrible, laide, misérable ? De ces êtres, oseras-tu dire qu’ils sont heureux, sous la seule condition qu’ils possèdent tout ce qu’il leur faut ?

CALLICLÈS

        Mais n’as-tu pas honte, Socrate, de mener notre discussion vers ce genre d’horreurs ?

 

Platon, Gorgias, 492a-495a.

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