Lorsqu'on est riche et puissant, on n'en est pas plus aimable, si pour cela on n'en devient pas meilleur à l'égard des autres par ses libéralités, et par la protection dont on les couvre. Car rien n'est bon, rien n'est aimé comme tel, que ce qui fait du bien, que ce qui rend heureux. Encore ne sais-je si on aime véritablement les riches libéraux, et les puissants protecteurs. Car enfin ce n'est point ordinairement aux riches qu'on fait la cour, c'est à leurs richesses. Ce n'est point les grands qu'on estime, c'est leur grandeur ; ou plutôt c'est sa propre gloire qu'on recherche, c'est son appui, son repos, ses plaisirs. Les ivrognes n'aiment point le vin, mais le plaisir de s'enivrer. Cela est clair : car s'il arrive que le vin leur paraisse amer, ou les dégoûte, ils n'en veulent plus. Dès qu'un débauché a contenté sa passion, il n'a plus que de l'horreur pour l'objet qui l'a excité ; et s'il continue de l'aimer, c'est que sa passion vit encore. Tout cela, c'est que les biens périssables ne peuvent servir de lien pour unir étroitement les coeurs. On ne peut former des amitiés durables sur des biens passagers, par des passions qui dépendent d'une chose aussi inconstante qu'est la circulation des humeurs et du sang ; ce n'est que par une mutuelle possession du bien commun, la Raison. Il n'y a que ce bien universel et inépuisable, par la jouissance duquel on fasse des amitiés constantes et paisibles. Il n'y a que ce bien qu'on puisse posséder sans envie, et communiquer sans se faire tort. Il faut s'exciter les uns les autres à l'acquisition de ce bien, et se joindre tous ensemble pour se le procurer mutuellement. Il faut donner aux autres libéralement tout ce qu'on en possède déjà; et ne point craindre de leur demander ce qu'ils ont conquis par leur attention et par leur travail dans le pays de la vérité. Il faut ainsi s'enrichir des trésors de la sagesse et de la Raison. Car on possède d'autant mieux la vérité qu'on la communique davantage. On fera de cette sorte des amis véritables, des amis constants, généreux, sincères, des amis immortels. Car la Raison ne meurt point, la Raison ne change point. Elle donne à tous ceux qui la possèdent l'immortalité dans la vie, et l'immutabilité dans la conduite.
Malebranche, Traité de morale, chap. XIII, §IX.
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