[La] volonté de vérité, comme les autres systèmes d'exclusion, s'appuie sur un support institutionnel : elle est à la fois renforcée et reconduite par toute une épaisseur de pratiques comme la pédagogie, bien sûr, comme le système des livres, de l'édition, des bibliothèques, comme les sociétés savantes autrefois, les laboratoires aujourd'hui. Mais elle est reconduite aussi, plus profondément sans doute par la manière dont le savoir est mis en œuvre dans une société, dont il est valorisé, distribué, réparti et en quelque sorte attribué. Rappelons ici, et à titre symbolique seulement, le vieux principe grec : que l'arithmétique peut bien être l'affaire des cités démocratiques, car elle enseigne les rapports d'égalité, mais que la géométrie seule doit être enseignée dans les oligarchies puisqu'elle démontre les proportions dans l'inégalité.
Enfin je crois que cette volonté de vérité ainsi appuyée sur un support et une distribution institutionnelle tend à exercer sur les autres discours - je parle toujours de notre société - une sorte de pression et comme un pouvoir de contrainte. Je pense à la manière dont la littérature occidentale a dû chercher appui depuis des siècles sur le naturel, le vraisemblable, sur la sincérité, sur la science aussi - bref sur le discours vrai. Je pense également à la manière dont les pratiques économiques, codifiées comme préceptes ou recettes, éventuellement comme morale, ont depuis le XVIe siècle cherché à se fonder, à se rationaliser et à se justifier sur une théorie des richesses et de la production ; je pense encore à la manière dont un ensemble aussi prescriptif que le système pénal a cherché ses assises ou sa justification, d'abord, bien sûr, dans une théorie du droit, puis à partir du XIXe siècle dans un savoir sociologique, psychologique, médical, psychiatrique : comme si la parole même de la loi ne pouvait plus être autorisée, dans notre société, que par un discours de vérité.
Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 19-21.
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