Le verbe mokusatsu a, paraît-il, quatre sens différents en japonais : prendre note de quelque chose, traiter quelque chose par un silence méprisant, passer quelque chose sous silence, et rester sagement dans l'expectative (je traduis de l'anglais). Un verbe subtil, comme on voit, dont la polysémie trop riche serait à l'origine du bombardement de Hiroshima, c'est du moins ce que je lis dans le Bulletin d'information de l'Association des traducteurs littéraires de France, sous le titre : «L'erreur de traduction la plus tragique de l'Histoire. » En juillet 1945, les chefs alliés réunis à Potsdam adressent un ultimatum au Japon, en stipulant que «toute réponse négative entraînera une destruction immédiate et massive ». Désireux sans doute de gagner du temps, le premier ministre Suzuki répond aux journalistes qui l'assaillent de tous côtés : mokusatsu, ce qui dans son esprit peut signifier qu'il prend note de la chose, mais ne fera pas de commentaires pour l'instant. Aussitôt les agences de presse internationales publient des dépêches d'où il ressort que le gouvernement japonais traite l'ultimatum par le mépris et ne juge même pas bon d'y répondre. Furieux, les Américains décident alors le châtiment suprême, et dix jours plus tard, ils larguent sur Hiroshima la première bombe atomique de l'Histoire. Le traducteur français qui rapporte cet incident mémorable observe avec bon sens que c'est sur Suzuki que pèse la plus lourde responsabilité : dans des circonstances aussi graves, il aurait pu choisir un mot moins ambigu que ce mokusatsu dont il connaissait forcément l'épineuse subtilité. Il aurait pu, certes, mais étant donné les sentiments qu'on est en droit de lui supposer, mokusatsu n'était-il pas le verbe le plus indiqué pour dire tout à la fois et son désir de temporiser, et son ressentiment à l'égard des vainqueurs, qu'il ne pouvait pas exprimer plus clairement? Mais dans ce cas il n'y aurait pas à proprement parler de contresens : mus par une hostilité plus ou moins consciente en face de l'ennemi, les interprètes ont retenu des quatre acceptions possibles du mot précisément celle que Suzuki, plus ou moins consciemment lui aussi, avait choisi de faire passer sous le couvert de son silence.
Marthe ROBERT, La Vérité littéraire, Grasset, 1981, p. 113
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