Il se peut que je m’agace aujourd’hui, parce que le mot « amour » ou tel autre ne rend pas compte de tel sentiment. Mais qu’est-ce que cela signifie ? […] A la fois que rien n’existe qui n’exige un nom ne puisse en recevoir un et ne soit, même, négativement nommé par la carence du langage. Et, à la fois, que la nomination dans son principe est un art. : rien n’est donné sinon cette exigence ; « on ne nous à rien promis » dit Alain. Pas même que nous trouverions les phrases adéquates. Le sentiment parle : il dit qu’il existe, qu’on l’a faussement nommé, qu’il se développe mal et de travers, qu’il réclame un autre signe ou à son défaut un symbole qu’il puisse s’incorporer et qui corrigera sa déviation intérieure; il faut chercher : le langage dit seulement qu’on peut tout inventer en lui, que l’expression est toujours possible, fût-elle indirecte, parce que la totalité verbale, au lieu de se réduire, comme on croit, au nombre fini des mots qu’on trouve dans le dictionnaire, se compose des différenciations infinies - entre eux, en chacun d’eux - qui, seules, les actualisent. Cela veut dire que l’invention caractérise la parole : on inventera si les conditions sont favorables; sinon l’on vivra mal des expériences mal nommées. Non : rien n’est promis, mais on peut dire en tout cas qu’il ne peut y avoir a priori d’inadéquation radicale du langage à son objet par cette raison que le sentiment est discours et le discours sentiment.
Sartre, L’idiot de la famille, Première partie : la constitution, Paris 1983, tome 1, p. 39
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