Spinoza est le penseur auquel nous avons tous voué, avec l'admiration la plus profonde, une pieuse reconnaissance. Ce n'est pas seulement parce qu'il a montré au monde, par l'exemple de sa vie, ce que la philosophie peut faire pour détacher l'âme de tout ce qui est étranger à son essence. C'est encore et surtout parce qu'il nous fait toucher du doigt ce qu'il peut y avoir d'héroïque dans la spéculation, et ce qu'il y a de divin dans la vérité. Aristote avait bien dit que « nous ne devons pas nous attacher, hommes, à ce qui est humain; mortels, à ce qui meurt; nous devons, autant que cela est donné à l'homme, vivre en immortels ». Mais il était réservé à Spinoza de montrer que la connaissance intérieure de la vérité coïncide avec l'acte intemporel par lequel la vérité se pose, et de nous faire « sentir et éprouver notre éternité ». C'est pourquoi nous avons beau nous être engagés, par nos réflexions personnelles, dans des voies différentes de celles que Spinoza a suivies, nous n'en redevenons pas moins spinozistes, dans une certaine mesure, chaque fois que nous relisons L'Éthique, parce que nous avons l'impression nette que telle est exactement l'altitude où la philosophie doit se placer, telle est l'atmosphère où réellement le philosophe respire. En ce sens, on pourrait dire que tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza.
Henri BERGSON. Extrait d'une lettre à Léon Brunschvicg en date du 22 février 1927
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