Ceux qui n’ont pas participé au système et que la majorité a qualifié d’irresponsables sont les seuls individus qui aient osé juger par eux-mêmes, et ils ont été en mesure de le faire non pas parce qu’ils possédaient un meilleur système de valeurs ou que les anciennes normes du bien et du mal demeuraient solidement ancrées dans leur esprit et dans leur conscience. La raison en est, selon moi, que leur conscience ne fonctionnait pas sur un mode pour ainsi dire automatique, comme si nous disposions d’un ensemble de règles, acquises ou innées, que nous appliquons ensuite au cas particulier lorsque celui-ci survient. Ils usaient, selon moi, d’un tout autre critère : ils se demandaient dans quelle mesure ils pourraient encore vivre en paix avec eux-mêmes après avoir commis certaines actions ; et ils ont décidé qu’il était préférable de ne rien faire, non pas parce qu’ils rendraient ainsi le monde meilleur, mais parce que c’est à cette seule condition qu’ils pourraient continuer à vivre en leur propre compagnie. Ils ont également choisi de mourir lorsqu’on les a obligés à participer. Pour le dire de manière brutale, s’ils ont refusé de commettre des meurtres, ce n’est pas tant qu’ils tenaient à observer le commandement « Tu ne tueras point », mais c’est qu’ils n’étaient pas disposés à vivre avec un assassin : leur propre personne.
Hannah Arendt, Penser l’événement.
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