Peu de créatures humaines consentiraient à être changées en l'un quelconque des animaux inférieurs en échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de la bête ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun être instruit à être un ignorant, aucune personne capable de sentiment et de conscience à être égoïste et vile, même si on les persuadait que l'imbécile, l'ignorant ou la canaille sont plus contents chacun de son lot respectif qu'eux ne le sont du leur. Ils ne voudraient pas renoncer à ce qu'ils possèdent de plus que ces gens-là en échange de la satisfaction la plus complète de tous les désirs qu'ils ont en commun avec eux. S'ils en avaient jamais la moindre envie, ce serait dans des cas d'infortune telle que, pour y échapper, ils échangeraient leur sort contre presque n'importe quel autre, si peu désirable qu'il puisse être à leurs propres yeux. Un être possédant des facultés plus élevées demande davantage pour être heureux : il est probablement capable de souffrance plus intense et y est certainement vulnérable en plus de points qu'un être d'un type inférieur ; mais, en dépit de ces risques, il ne peut jamais réellement souhaiter sombrer dans ce qu'il sent être une forme inférieure d'existence. Nous pouvons donner l'explication que nous voulons à cette répugnance ; nous pouvons l'attribuer à l'orgueil, nom qui est donné de manière indiscriminée à certains des sentiments les plus honorables et à certains des moins estimables dont l'humanité est capable ; nous pouvons l'attribuer à l'amour de la liberté et de l'indépendance personnelle qui, pour les Stoïciens, était l'un des moyens les plus efficaces d'inculquer cette répugnance ; à l'amour du pouvoir ou à l'amour d'une vie excitante, sentiments qui, tous deux, en font certainement partie et y contribuent. Mais si l'on veut l'appeler de son vrai nom, c'est un sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent, sous une forme ou une autre en proportion — mais pas, bien entendu, en proportion exacte — de leurs plus hautes facultés et qui est une partie si essentielle du bonheur de ceux chez qui il est développé que rien de ce qui entre en conflit avec lui ne pourrait être, autrement que pour un instant, l'objet de leur désir. Quiconque suppose que cette préférence s'exerce au détriment du bonheur — que l'être supérieur, dans des circonstances équivalentes, n'est pas plus heureux que l'inférieur — confond deux idées extrêmement différentes, celle de bonheur et celle de satisfaction. Il est incontestable que l'être dont les capacités à éprouver de la satisfaction sont faibles a les plus grandes chances de les satisfaire pleinement ; et un être très doué aura toujours le sentiment que le bonheur, quel qu'il soit, qu'il peut rechercher sera imparfait, le monde étant ce qu'il est. Mais il peut apprendre à en supporter les imperfections, dans la mesure où elles sont supportables ; et elles ne le rendront pas envieux de celui qui, à la vérité, est inconscient de ces imperfections seulement parce qu'il n'a aucune idée du bien qu'elles limitent. Il vaut mieux être un être humain insatisfait qu'un pourceau satisfait, Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait. Et si l'imbécile ou le pourceau sont d'un avis différent, c'est parce qu'ils ne connaissent que leur version de la question. L'homme à qui on les compare connaît les deux côtés.
Mill, Utilitarisme (1861-1863), tr. C. Audard, Paris, © PUF, coll. « Quadrige », 1ère éd. 1998, p. 31-37.
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