Montaigne semble utiliser un vocabulaire amoureux lorsqu’il parle de son amitié exceptionnelle pour Étienne de La Boétie. Pourtant, à la différence de l’amour, l’amitié se fortifie de la séparation.
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : « Parce que c'était lui ; parce que c'était moi. »
[…]
Depuis le jour que je le perdis, […] je ne fais que traîner languissant; et les plaisirs même qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout; il me semble que je lui dérobe sa part. […] J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi.
Montaigne, Essais, I, 28 (Éd. Villey t. 1 , p. 269 et 275-76).
Et si l’absence lui est plaisante ou utile, elle m’est bien plus douce que sa présence; et ce n’est pas proprement absence quand il y a moyen de s’entr’avertir. J’ai tiré autrefois usage de notre éloignement, et commodité. Nous remplissions mieux et étendions la possession de la vie en nous séparant; il vivait, il jouissait, il voyait pour moi, et moi pour lui, autant pleinement que s’il y eût été. L’une partie demeurait oisive quand nous étions ensemble: nous nous confondions. La séparation du lieu rendait la conjonction de nos volontés plus riche. Cette faim insatiable de la présence corporelle accuse un peu la faiblesse en la jouissance des âmes.
Ibid., III, 9 (Éd. Villey, t. 3 p. 240-241).
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