L’une des manières, dont on a évité la nécessité de faire appel à des règles extérieures, a été la croyance à la « conscience », qui a eu une importance particulière dans la morale protestante. On a supposé que Dieu révélait à chaque cœur humain ce qui est bien et ce qui est mal, de sorte que, pour éviter le péché, nous n’avons qu’à écouter la voix intérieure. Cette théorie présente cependant deux difficultés : en premier lieu, la conscience ne dit pas la même chose à tout le monde ; en second lieu, l’étude de l’inconscient nous a permis de comprendre les causes matérielles des scrupules de conscience.
En ce qui concerne les expressions différentes de la conscience : la conscience de George III d’Angleterre lui disait qu’il ne devait pas accorder les droits civiques aux catholiques, sans quoi il se serait parjuré en prononçant le serment du sacre, mais ses successeurs n’ont pas eu les mêmes scrupules. La conscience conduit les uns à condamner la spoliation des riches par les pauvres, prônée par les communistes, et les autres à condamner l’exploitation des pauvres par les riches, pratiquée par les capitalistes. Elle dit à l’un qu’il doit défendre son pays en cas d’invasion, tandis qu’elle dit à l’autre que toute participation à la guerre est coupable. Pendant la guerre de 1914-1918, les dirigeants britanniques, dont peu avaient étudié la morale, furent très embarrassés par l’existence de la conscience, et furent conduits à des décisions singulières, par exemple qu’un homme pouvait avoir des scrupules de conscience quand il s’agissait de se battre lui-même, mais non quand il travaillait aux champs de façon à permettre l’appel d’un autre homme sous les drapeaux. Ils pensaient aussi que, si la conscience pouvait désapprouver toute guerre, elle ne pouvait pas, à défaut de cette position extrême, désapprouver la guerre alors en cours. Ceux qui, pour une raison quelconque, pensaient qu’il ne fallait pas se battre, étaient obligés de définir leur position d’après cette conception assez primitive et peu scientifique de la « conscience ».
La diversité des expressions de la conscience devient toute naturelle quand on en comprend l’origine. Dans la première jeunesse, certaines catégories d’actes rencontrent l’approbation, d’autres la désapprobation ; et, par le processus normal d’association des idées, le bien-être et le malaise s’attachent peu à peu aux actes eux-mêmes, et non plus seulement à l’approbation ou à la désapprobation qu’ils suscitent. A mesure que le temps passe, nous pouvons oublier complètement notre première éducation morale, mais certaines sortes d’actions continuent à nous donner un sentiment de gêne, tandis que d’autres nous procurent une exaltation vertueuse. Par introspection, ces sentiments nous paraissent mystérieux, puisque nous avons oublié les circonstances qui les ont causés à l’origine : il est donc naturel de les attribuer à la voix de Dieu dans notre cœur. Mais en réalité, la conscience est le produit de l’éducation et peut, chez la plupart des hommes, être dressé à approuver ou à désapprouver, au gré de l’éducateur. S’il est donc juste de vouloir libérer la morale des règles extérieures, on ne peut guère y parvenir d’une façons satisfaisante à l’aide de la notion de « conscience ».
Bertrand Russell, Science et religion, Gallimard 1971.
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