La conscience présente du passé, que ce soit en puissance (comme faculté) ou en acte (comme mémoration ou remémoration). Cette conscience est actuelle, comme toute conscience, mais n’est mémoire qu’en tant qu’elle perçoit, ou peut percevoir, le passé en tant que passé – sans quoi ce ne serait plus mémoire mais hallucination. C’est la conscience actuelle de ce qui ne l’est plus, en tant que cela l’a été.
On évitera de dire que la mémoire est la trace du passé : d’abord parce qu’une tache ou un pli, qui sont assurément de telles traces, ne sont pas des actes de mémoire ; ensuite parce qu’une trace n’est qu’un morceau du présent, qui n’évoque le passé que pour une conscience. Qu’il y ait des traces du passé dans le cerveau, et qu’elles contribuent à la mémoire, c’est vraisemblable. Mais cela n’est un fait de mémoire que pour autant que le cerveau, grâce à elles, produit – ou peut produire – autre chose que des traces : la conscience présente de ce qui ne l’est plus.
On évitera aussi de dire que la mémoire est une dimension de la conscience. Elle est bien plutôt la conscience elle-même, laquelle n’est consciente qu’à la condition de se souvenir continûment de soi ou de ses objets. Anticiper ? C’est se souvenir qu’on anticipe. Imaginer ? C’est se souvenir qu’on imagine. Être attentif ? C’est se souvenir qu’on l’est, ou de l’être, ou de ce à quoi l’on prête attention. Ainsi, toute conscience est mémoire : la mémoire n’est pas seulement « coextensive à la conscience », comme disait Bergson, elle est la conscience même.
Mémoire, sœur obscure et que je vois de face
Autant que le permet une image qui passe…
Ces deux vers de Supervielle sont la meilleure évocation que je connaisse de ce qu’il y a de si singulier dans la mémoire, jusqu’à donner comme la saveur même du souvenir, cette familiarité, cette intimité, cette ressemblance, comme un reflet de soi dans un miroir, comme une image, en effet, mais insaisissable, mais évanescente, indissociablement fuyante et revenante… Il n’y a pas de temps retrouvé, ou ce n’est qu’un moment. Aucun souvenir n’est le passé ; aucun passé n’est présent dans la mémoire, mais seulement sa représentation, qui passera aussi, que dis-je, qui est déjà passée, comme on dit d’une couleur ou d’une étoffe, et c’est ce qu’on appelle un souvenir… La vie importe davantage, mais à condition seulement qu’on s’en souvienne. La maladie d’Alzheimer, dans ses phases ultimes, montre assez ce qu’est un esprit sans mémoire : une forme d’hébétude et de stupidité. La mort, à tout prendre, vaudrait mieux.
On parle d’un devoir de mémoire. À ce niveau de généralité, cela n’a pas grand sens. La mémoire est une faculté, point une vertu : le tout est de s’en servir au mieux, ce qui ne va pas sans sélection, ni donc sans oubli. Comment la mémoire pourrait-elle y suffire, puisqu’elle en a besoin ? Ce n’est pas une faute que d’oublier ce qui ne mérite pas d’être retenu, ni même d’oublier ce qui mériterait d’être mémorisé mais pour des raisons qui ne touchent pas à la morale (par exemple son numéro de carte bancaire). Le vrai devoir, ce n’est pas de se souvenir, c’est de vouloir se souvenir. Et non de tout ou de n’importe quoi, mais de ce que l’on doit à d’autres : à cause du bien qu’ils nous ont fait (gratitude), du mal qu’ils ont subi ou subissent (compassion, justice) ou qu’on leur a fait soi-même (repentir). Devoirs, non de mémoire, mais de fidélité. C’est aussi la seule façon de préparer valablement l’avenir. Du passé, ne faisons pas table rase !
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, 2001 article «Mémoire».
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