On se représente la négation comme exactement symétrique de l’affirmation. On s’imagine que la négation, comme l’affirmation, se suffit à elle-même. Dès lors la négation aurait, comme l’affirmation, la puissance de créer des idées, avec cette seule différence que ce seraient des idées négatives. En affirmant une chose, puis une autre chose, et ainsi de suite indéfiniment, je forme l’idée de Tout : de même, en niant une chose, puis les autres choses, enfin en niant Tout, on arriverait à l’idée de Rien. Mais c’est justement cette assimilation qui nous paraît arbitraire. On ne voit pas que, si l’affirmation est un acte complet de l’esprit, qui peut aboutir à constituer une idée, la négation n’est jamais que la moitié d’un acte intellectuel dont on sous-entend ou plutôt dont on remet à un avenir indéterminé l’autre moitié. On ne voit pas non plus que, si l’affirmation est un acte de l’intelligence pure, il entre dans la négation un élément extra-intellectuel, et que c’est précisément à l’intrusion d’un élément étranger que la négation doit son caractère spécifique.
Pour commencer par le second point, remarquons que nier consiste toujours à écarter une affirmation possible. La négation n’est qu’une attitude prise par l’esprit vis-à-vis d’une affirmation éventuelle. Quand je dis : « cette table est noire », c’est bien de la table que je parle : je l’ai vue noire, et mon jugement traduit ce que j’ai vu. Mais si je dis : « cette table n’est pas blanche », je n’exprime sûrement pas quelque chose que j’aie perçu, car j’ai vu du noir, et non pas une absence de blanc. Ce n’est donc pas, au fond, sur la table elle-même que je porte ce jugement, mais plutôt sur le jugement qui la déclarerait blanche. Je juge un jugement, et non pas la table. La proposition « cette table n’est pas blanche » implique que vous pourriez la croire blanche, que vous la croyiez telle ou que j’allais la croire telle : je vous préviens, ou je m’avertis moi-même, que ce jugement est à remplacer par un autre (que je laisse, il est vrai, indéterminé). Ainsi, tandis que l’affirmation porte directement sur la chose, la négation ne vise la chose qu’indirectement, à travers une affirmation interposée. Une proposition affirmative traduit un jugement porté sur un objet ; une proposition négative traduit un jugement porté sur un jugement. La négation diffère donc de l’affirmation proprement dite en ce qu’elle est une affirmation du second degré : elle affirme quelque chose d’une affirmation qui, elle, affirme quelque chose d’un objet.
Mais il suit tout d’abord de là que la négation n’est pas le fait d’un pur esprit, je veux dire d’un esprit détaché de tout mobile, placé en face des objets et ne voulant avoir affaire qu’à eux. Dès qu’on nie, on fait la leçon aux autres ou on se la fait à soi-même. On prend à partie un interlocuteur, réel ou possible, qui se trompe et qu’on met sur ses gardes. Il affirmait quelque chose : on le prévient qu’il devra affirmer autre chose (sans spécifier toutefois l’affirmation qu’il faudrait substituer à la première). Il n’y a plus simplement alors une personne et un objet en présence l’un de l’autre ; il y a, en face de l’objet, une personne parlant à une personne, la combattant et l’aidant tout à la fois ; il y a un commencement de société. La négation vise quelqu’un, et non pas seulement, comme la pure opération intellectuelle, quelque chose. Elle est d’essence pédagogique et sociale. Elle redresse ou plutôt avertit, la personne avertie et redressée pouvant d’ailleurs être, par une espèce de dédoublement, celle même qui parle.
Voilà pour le second point. Arrivons au premier. Nous disions que la négation n’est jamais que la moitié d’un acte intellectuel dont on laisse l’autre moitié indéterminée. Si j’énonce la proposition négative « cette table n’est pas blanche », j’entends par là que vous devez substituer à votre jugement « la table est blanche » un autre jugement. je vous donne un avertissement, et l’avertissement porte sur la nécessité d’une substitution. Quant à ce que vous devez substituer à votre affirmation, je ne vous en dis rien, il est vrai. Ce peut être parce que j’ignore la couleur de la table, mais c’est aussi bien, c’est même plutôt bien parce que la couleur blanche est la seule qui nous intéresse pour le moment, et que dès lors j’ai simplement à vous annoncer qu’une autre couleur devra être substituée au blanc, sans avoir à vous dire laquelle. Un jugement négatif est donc bien un jugement indiquant qu’il y a lieu de substituer à un jugement affirmatif un autre jugement affirmatif, la nature de ce second jugement n’étant d’ailleurs pas spécifiée, quelquefois parce qu’on l’ignore, plus souvent parce qu’elle n’offre pas d’intérêt actuel, l’attention ne se portant que sur la matière du premier.
Ainsi, toutes les fois que j’accole un « non » à une affirmation, toutes les fois que je nie, j’accomplis deux actes bien déterminés : 1º je m’intéresse à ce qu’affirme un de mes semblables, ou à ce qu’il allait dire, ou à ce qu’aurait pu dire un autre moi que je préviens ; 2º j’annonce qu’une seconde affirmation, dont je ne spécifie pas le contenu, devra être substituée à celle que je trouve devant moi. Mais ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux actes on ne trouvera autre chose que de l’affirmation. Le caractère sui generis de la négation vient de la superposition du premier au second. C’est donc en vain qu’on attribuerait à 1a négation le pouvoir de créer des idées sui generis, symétriques de celles que crée l’affirmation et dirigées en sens contraire. Aucune idée ne sortira d’elle, car elle n’a pas d’autre contenu que celui du jugement affirmatif qu’elle juge.
Bergson, L’évolution créatrice.
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