Il est important de comprendre quelles propriétés du langage frappaient le plus Descartes et ses disciples. La discussion de ce que j’ai appelé « l’aspect créateur de l’utilisation du langage » tourne autour de trois observations importantes. La première est que l’utilisation normale du langage est novatrice, en ce sens qu’une grande part de ce que nous disons en utilisant normalement le langage est entièrement nouveau, que ce n’est pas la répétition de ce que nous avons entendu auparavant, pas même un calque de la structure – quel que soit le sens donné aux mots « calque » et « structure » – de phrases ou de discours que nous avons entendus dans le passé. C’est un truisme, mais un truisme important, souvent oublié et bien des fois nié au cours de la période béhavioriste de la linguistique (…) durant laquelle on proclamait presque universellement qu’on peut représenter la connaissance qu’a une personne du langage comme une réserve de modèles appris par une constante répétition et un minutieux entraînement, l’innovation n’y étant tout au plus qu’un problème d’« analogie ». On peut sûrement tenir pour acquis, cependant, que le nombre de phrases de la langue maternelle qu’on comprendra immédiatement sans aucune impression de difficulté ou d’étrangeté est astronomique. Le nombre de modèles sous-tendant notre utilisation normale du langage et correspondant à des phrases douées de sens et facilement compréhensibles atteint également un ordre de grandeur supérieur au nombre de secondes dans une vie humaine. C’est en ce sens que l’utilisation du langage est novatrice.
Cependant, dans la perspective cartésienne, le comportement de l’animal est également potentiellement infini dans sa variété, au sens spécial où l’on peut dire que les indications lues sur un compteur de vitesse sont potentiellement infinies en variété. C’est-à-dire que si le comportement de l’animal est contrôlé par des stimuli externes ou par des états internes (y compris pour ces derniers ceux qui sont dus au conditionnement), les stimuli variant à l’infini, on peut dire qu’il en est de même du comportement de l’animal. Mais l’utilisation normale du langage n’est pas seulement novatrice et d’une étendue potentiellement infinie, elle est aussi libre de tout contrôle par des stimuli décelables, qu’ils soient externes ou internes. C’est grâce à cette liberté face au contrôle du stimulus que le langage peut servir d’instrument de pensée et d’expression individuelle, comme il sert non seulement chez les gens exceptionnellement doués et talentueux, mais aussi, en fait, chez tout être humain normal.
Ce fait d’être illimité et libre de tout contrôle du stimulus ne dépasse pas, en lui-même, les limites de l’explication mécaniste. Et la discussion cartésienne des limites de l’explication mécaniste révéla une troisième propriété de l’utilisation normale du langage, c’est-à-dire sa cohérence et son « adéquation à la situation » – ce qui est bien sûr entièrement différent du contrôle par des stimuli externes. Nous ne pouvons pas dire de façon claire et définitive en quoi cette « adéquation » et cette « cohérence » consistent exactement, mais ces concepts sont sans aucun doute significatifs. Nous pouvons faire le départ entre l’utilisation normale du langage et les divagations d’un maniaque ou les données d’une calculatrice dont un élément est déréglé.
Noam Chomsky, Le Langage et la pensée.
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