a– On peut ramener toutes les religions à deux : celle qui recherche des faveurs (religion de simple culte) et la religion morale, c’est-à-dire de la bonne conduite. D’après la première, l’homme se flatte que Dieu peut bien le rendre éternellement heureux sans qu’il ait à vrai dire besoin de devenir meilleur (par la rémission des péchés) ; ou encore, si cela ne lui semble pas possible, il se flatte que Dieu peut bien le rendre meilleur sans qu’il ait autre chose à faire qu’à l’en prier ; ce qui, en présence d’un Être qui voit tout, n’étant autre chose que désirer, serait en réalité ne rien faire ; en effet, si le simple désir suffisait, tout le monde serait bon. Mais, suivant la religion morale (et parmi toutes les religions publiques qu’il y eut jamais, seul la religion chrétienne a ce caractère), c’est un principe fondamental que chacun doit, selon ses forces, faire son possible pour devenir meilleur et ce n’est que lorsqu’il n’a pas enfoui la mine qui lui était propre (Luc, XIX, 12-16), lorsqu’il a employé sa disposition originelle au bien, pour devenir meilleur, qu’il peut espérer que ce qui n’est pas en son pouvoir sera complété par une collaboration d’en haut. Et il n’est pas absolument nécessaire que l’homme sache en quoi elle consiste ; peut-être même est-il inévitable que, si la manière dont elle se produit a été révélée à une certaine époque, d’autres hommes, à une autre époque, s’en feraient chacun une idée différente et certes en toute sincérité. Mais alors le principe suivant garde sa valeur : « il n’est pas essentiel, ni par suite nécessaire à quiconque, de savoir ce que Dieu fait ou a fait pour son salut » ; mais bien de savoir ce que lui-même doit faire pour se rendre digne de ce secours.
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b– La loi en nous s’appelle conscience. A proprement parler la conscience est l’application de nos actions à cette loi. Les reproches de la conscience demeureront sans effet, si on ne les pense pas comme les représentants de Dieu, qui a établi son siège sublime au-dessus de nous, mais qui a aussi établi en nous un tribunal. Mais si la religion ne se joint pas à la délicatesse de la conscience morale, elle est sans effet. La religion sans la conscience morale n’est qu’un culte superstitieux. On croit servir Dieu lorsque par exemple on le loue, ou célèbre sa puissance, sa sagesse, sans penser à la manière d’obéir aux lois divines, sans même connaître et étudier la puissance et la sagesse de Dieu. Pour certaines gens les cantiques sont un opium pour la conscience et un oreiller sur lequel on peut tranquillement dormir.
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c- Qu’est-ce donc, au demeurant, la religion ? La religion est la loi présente en, nous pour autant qu’elle reçoit son poids d’un législateur et juge au-dessus de nous (...). Chants de louange, prières, fréquentation de l’église ne sont destinés qu’à donner à l’homme des forces nouvelles, un courage neuf pour s’amender, ou à servir d’expression à un cœur animé de la représentation du devoir. Elles ne sont que préparations à des œuvres de bien, mais non œuvres de bien elles-mêmes, et l’on ne saurait se rendre agréable à l’Être suprême qu’en devenant meilleur.
Il faut commencer auprès de l’enfant par la loi qu’il porte en lui. L’homme perdu de vices est méprisable à ses propres yeux. Ce mépris a son fondement en l’homme même, et il n’en est nullement ainsi parce que Dieu a interdit le mal. Point n’est besoin en effet que le législateur soit en même temps l’auteur de la loi. Ainsi un prince peut dans son pays interdire le vol sans qu’on puisse parler de lui comme de l’auteur de l’interdit de voler. L’homme puise à cette source la claire vision que sa bonne conduite seule le rend digne du bonheur. La loi divine doit apparaître en même temps loi naturelle, car elle n’est pas arbitraire. De là vient que la religion entre dans la moralité.
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d- Il n’existe qu’une « religion » (vraie) ; mais il peut exister beaucoup d’espèces de « croyances ». – On peut ajouter que dans les diverses Églises qui se séparaient les unes des autres à cause de la diversité de leur genre de croyances, on peut néanmoins rencontrer une seule et même vraie religion.
Il convient donc mieux (et c’est aussi plus usité) de dire : Cet homme appartient à telle ou telle croyance (Juive, musulmane, chrétienne, catholique, luthérienne) que, il appartient à telle ou telle religion. Ce dernier terme même ne devrait pas équitablement s’employer quand on s’adresse au grand public (dans les catéchismes et les sermons) ; car pour lui, il est trop savant et inintelligible ; aussi bien dans les langues modernes n’existe-t-il pas d’expression équivalente pour la signification. Par ce terme l’homme du peuple entend toujours sa foi d’église qui lui tombe sous les sens, tandis que la religion se cache intérieurement et dépend d’intentions morales ; à la plupart des gens on fait trop d’honneur en disant d’eux : Ils professent telle ou telle religion ; car ils n’en connaissent et n’en demandent aucune ; la foi d’église statutaire (1), c’est là tout ce qu’ils entendent par ce terme. C’est pourquoi les prétendues querelles religieuses qui ont souvent ébranlé le monde en l’arrosant de sang, n’ont jamais été autre chose que des disputes sur la croyance d’église et l’homme opprimé ne se plaignait pas en réalité parce qu’on l’empêchait de rester attaché à sa religion (ce que ne peut aucune puissance extérieure), mais parce qu’on ne lui permettait pas de pratiquer publiquement la foi d’église.
Kant, La Religion dans les limites de la simple raison (1793).
(1) Conforme aux règles de fonctionnement de l’institution.
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