Je pense [...] que l'appel aux idées n'est pas toujours sans danger, et que beaucoup d'auteurs abusent du prestige de ce terme pour donner du poids à certaines de leurs imaginations ; car nous ne possédons pas l'idée d'une chose du fait que nous avons conscience d'y penser [...]. Je vois aussi que de nos jours les hommes n'abusent pas moins de ce principe si souvent vanté : tout ce que je conçois clairement et distinctement d'une chose est vrai et peut être affirmé de cette chose. Car souvent les hommes, jugeant à la légère, trouvent clair et distinct ce qui est obscur et confus. Cet axiome est donc inutile si l'on n'y ajoute pas les critères du clair et du distinct, que nous avons proposés, et si la vérité des idées n'est pas préalablement établie. D'ailleurs, les règles de la logique vulgaire, desquelles se servent aussi les géomètres, constituent des critères nullement méprisables de la vérité des assertions, à savoir qu'il ne faut rien admettre comme certain qui n'ait été prouvé par une expérience exacte ou une démonstration solide. Or une démonstration est solide lorsqu'elle respecte la forme prescrite par la logique ; non cependant qu'il soit toujours besoin de syllogismes disposés selon l'ordre classique [...], mais il faut du moins que la conclusion soit obtenue en vertu de la forme. D'une telle argumentation conçue en bonne et due forme, tout calcul fait selon les règles fournit un exemple. Ainsi il ne faut omettre aucune prémisse nécessaire, et toutes les prémisses doivent ou bien être démontrées préalablement, ou bien n'être admises que comme hypothèses, et dans ce cas la conclusion aussi n'est qu'hypothétique. Ceux qui suivront ces règles avec soin se garderont facilement des idées trompeuses. Le très pénétrant Pascal a dit, d'une façon assez conforme à ce que nous venons d'exposer, dans sa célèbre dissertation sur l'Esprit de géométrie (dont l'excellent livre du grand Antoine Arnauld sur l'Art de penser nous a conservé un fragment), que le géomètre doit définir tous les termes tant soit peu obscurs et prouver toutes les vérités tant soit peu douteuses. Je voudrais seulement qu'il eût défini les limites au-delà desquelles une notion ou une proposition cesse d'être tant soit peu obscure ou douteuse.
Leibniz, Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées, in Opuscules philosophiques choisis, tr. P. Shreker, Vrin, 2001, p. 25-29.
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