Descartes parle ici d’un livre de Herbert de Cherbury intitulé De la vérité.
(...) Et pour le général du livre, il tient un chemin fort différent de celui que j’ai suivi. Il examine ce que c’est que la vérité ; et pour moi, je n’en ai jamais douté, me semblant que c’est une notion si transcendantalement claire, qu’il est impossible de l’ignorer : en effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s’en servir, mais on n’en aurait point pour apprendre ce que c’est que la vérité, si on ne la connaissait de nature. Car quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous l’apprendrait, si nous ne savions qu’il fût vrai, c’est-à-dire, si nous ne connaissions la vérité ? Ainsi on peut bien expliquer quid nominis [nominalement, c’est-à-dire en en restant à une simple définition linguistique, sans dire ce qu’est la chose dont on parle] à ceux qui n’entendent pas la langue, et leur dire que ce mot vérité, en sa propre signification, dénote la conformité de la pensée avec l’objet, mais que, lorsqu’on l’attribue aux choses qui sont hors de la pensée, il signifie seulement que ces choses peuvent servir d’objets à des pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles de Dieu ; mais on ne peut donner aucune définition de logique qui aide à connaître sa nature. Et je crois le même de plusieurs autres choses, qui sont fort simples et se connaissent naturellement, comme sont la figure, la grandeur, le mouvement, le lieu, le temps, etc., en sorte que, lorsqu’on veut définir ces choses, on les obscurcit et on s’embarrasse. Car, par exemple, celui qui se promène dans une salle, fait bien mieux entendre ce que c’est que le mouvement, que ne fait celui qui dit : est actus entis in potentia prout in potentia [c’est l’acte de l’être en puissance, autant qu’il est en puissance], et ainsi des autres.
L’auteur prend pour règle de ses vérités le consentement universel ; pour moi, je n’ai pour règle des miennes que la lumière naturelle, ce qui convient bien en quelque chose : car tous les hommes ayant une même lumière naturelle, ils semblent devoir tous avoir les mêmes notions ; mais il est très différent, en ce qu’il n’y a presque personne qui se serve bien de cette lumière, d’où vient que plusieurs (par exemple tous ceux que nous connaissons) peuvent consentir à une même erreur, et il y a quantité de choses qui peuvent être connues par la lumière naturelle, auxquelles jamais personne n’a encore fait de réflexion.
Il veut qu’il y ait en nous autant de facultés qu’il y a de diversité à connaître, ce que je ne puis entendre autrement que comme si, à cause que la cire peut recevoir une infinité de figures, on disait qu’elle a en soi une infinité de facultés pour les recevoir. Ce qui est vrai en ce sens-là ; mais je ne vois point qu’on puisse tirer aucune utilité de cette façon de parler, et il me semble plutôt qu’elle peut nuire en donnant sujet aux ignorants d’imaginer autant de diverses petites entités en notre âme. C’est pourquoi j’aime mieux concevoir que la cire, par la seule flexibilité, reçoit toutes sortes de figures, et que l’âme acquiert toutes ses connaissances par la réflexion qu’elle fait, ou sur soi-même pour les choses intellectuelles, ou sur les diverses dispositions du cerveau auquel elle est jointe, pour les corporelles, soit que ces dispositions dépendent des sens ou d’autres causes. Mais il est très utile de ne rien recevoir en sa créance, sans considérer à quel titre ou pour quelle cause on l’y reçoit, ce qui revient à ce qu’il dit, qu’on doit toujours considérer de quelle faculté on se sert, etc.
Il n’y a point de doute qu’il faut aussi, comme il dit, prendre garde que rien ne manque de la part de l’objet, ni du milieu, ni de l’organe, etc., afin de n’être pas trompé par les sens.
Il veut qu’on suive surtout l’instinct naturel, duquel il tire toutes ses notions communes ; pour moi, je distingue deux sortes d’instincts : l’un est en nous en tant qu’hommes, et est purement intellectuel ; c’est la lumière naturelle ou intuitus mentis [intuition de l’esprit], auquel seul je tiens qu’on se doit fier ; l’autre est en nous en tant qu’animaux, et est une certaine impulsion de la nature à la conservation de notre corps, à la jouissance des voluptés corporelles, etc., lequel ne doit pas toujours être suivi.
Descartes, Lettre au Père Mersenne, 16 avril 1639.
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