Lorsqu’un homme juge que deux et deux font quatre, nous sommes tous d’accord pour penser qu’il ne se trompe point, et nous inclinons même à penser qu’il sait là-dessus tout ce qu’il peut savoir. Pourtant si nous apprenions au perroquet à répéter cette formule, nous ne dirions pas, après cela, que le perroquet a raison quand il la répète. Dire le vrai ce n’est pas encore avoir raison. Il faut aussi savoir pourquoi on dit cela et non autre chose.
J’ai connu une petite fille qui apprenait sa table de multiplication, et qui, lorsqu’on lui posait, par exemple, cette question : « combien font trois fois quatre ? » essayait quelques nombres au hasard comme seize, treize ou dix, et se consolait en disant : « Je n’ai pas gagné », comme si elle eût joué à la loterie. Combien d’hommes se contentent d’« avoir gagné », c’est-à-dire de tomber sur le vrai, grâce à la sûreté de leur mémoire !
User de sa Raison, ce n’est assurément pas répéter ainsi le vrai après d’autres. Un homme raisonnable ne doit point croire que deux et deux font quatre, mais comprendre que deux et deux font quatre. Et pour y arriver, que fera-t-il ? Il divisera la difficulté. Il commencera par former deux, en ajoutant un à un. Puis il divisera de nouveau ce deux en deux fois un, et pour l’ajouter à deux, il ajoutera d’abord un, et ensuite encore un. Deux augmenté d’un, c’est trois. Deux augmenté d’un et encore augmenté d’un, c’est trois augmenté d’un, et trois augmenté d’un c’est quatre. Quand je me fais à moi-même cette démonstration, je veux oublier tout ce que j’ai entendu dire ; je veux me défier même de ceux que j’estime le plus ; le consentement de tous les hommes n’a pour moi aucune valeur ; je veux comprendre et comprendre par moi-même ; je veux, selon la première règle de Descartes, ne recevoir pour vrai que ce qui paraît évidemment être tel.
Emile Chartier, Le culte de la Raison comme fondement de la République (Conférence populaire), in Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1901 (IXe année), pp. 111-118.
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