En dernier ressort (...) nos décisions concernant le juste et l’injuste reposent sur le choix de notre compagnie, de ceux avec qui nous désirons passer notre vie. Et nous choisissons notre compagnie en pensant à des exemples, des exemples de gens morts ou vivants, et des exemples d’événements passés ou présents. Dans le cas, peu probable, où surviendrait quelqu’un qui nous déclarerait préférer la compagnie de Barbe-Bleue — et donc le prendrait en exemple — tout ce que nous pourrions faire serait de nous assurer que jamais il ne s’approche de nous. Mais il y a beaucoup de chances, je le crains, qu’arrive quelqu’un qui nous déclare que cela lui est égal et que n’importe quel compagnie fera l’affaire. Moralement et même politiquement parlant, cette indifférence, bien qu’assez commune, constitue le plus grand danger. Et cet autre phénomène très courant de la modernité — la tendance très répandue à refuser de juger en général — va dans le même sens et est à peine moins dangereux. C’est du refus et de l’incapacité d’entrer en rapport avec les autres par l’entremise du jugement que naît le véritable skandala, la vraie pierre d’achoppement que les pouvoirs de l’homme ne sauraient écarter parce qu’ils ne sont pas engendrés par des motifs humains, ni humainement compréhensibles. C’est là que gît l’horreur, et en même temps, la banalité du mal.
Hannah Arendt, Juger, 1972.
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