L’Européen ne croit pas à la substance de l’homme. Sans rien d’extérieur, à lui tout seul, homme pauvre, il est un pauvre homme. Le malheur est une façon pour la substance de n’être rien. Son œuvre suprême — vie large, ouverte, accueillante — s’accomplit dans la transcendance. Plus encore que par sa stabilité immuable, l’être vaut, pour lui, par son extériorité.La souveraineté du moi est une dépendance. La possession de soi tient à la domination exercée sur les éléments, à la propriété, à la reconnaissance accordée par autrui, aux amitiés, aux services, à la considération. Le désir qui devait démentir sa maîtrise l’exalte. L’extériorité ne lui fournit pas seulement de quoi apaiser son désir ; il veut son désir qui lui ouvre l’extériorité. Source des bonheurs, de l’existence au-dessus de l’existence, le désir n’est pas un simple manque, un simple vide. L’appétit de la vie multiplie et confirme l’existence de l’homme. Les « nourritures terrestres » peuvent accomplir et sublimer. Sous ses formes les plus hostiles au monde, l’existence européenne n’a pas voulu triompher, par l’indigence et le dépouillement, du désir qui tenaille et asservit. Au faux désir elle substitue le vrai. Contrairement aux échos qui lui parviennent des sagesses asiatiques, elle surmonte le désir en l’assouvissant.L’ascèse elle-même qui, originellement, forme des athlètes exerce toujours en vue de quelque triomphe et de quelque future gloire. Les contradictions et les déchirements une vie de luxe valent, après tout, mieux que les déchéancesde la misère. Le minimum de biens paternels que réclame Aristote pour le bonheur de l’homme libre suppose une identification entre l’homme libre et l’homme satisfait. La pensée morale de l’Occident était matérialiste et réaliste bien avant Marx.
En réalité il ne s’agit pas de matérialisme. L’homme européen se cherche un fondement dans l’extériorité. Dans le désir, il se nourrit d’être, mais, satisfait, aussitôt s’en détache. Il lui faut des assises dans l’être plus profondes que l’éphémère satisfaction du désir une relation avec l’extériorité par laquelle l’extériorité s’incorpore à son évanescence substance autrement que par la nourriture. Cette relation avec l’être extérieur — par laquelle celui-ci s’incorpore d’une façon permanente à la substance du sujet — c’est la possession. Il faut posséder au-delà de ce qu’on tient en main, au-delà de ce qu’on consomme et utilise à chaque instant. Une espèce de corps astral, constitué par tout ce que l’homme possède, prolonge le corps biologique. Animal politique ! Il faut une société, un État, un droit qui reconnaissent dans ce corps invisible la vraie surface de l’homme. Il ne faut donc pas concevoir la propriété comme une garantie contre, les inconnues du lendemain. Il existe dans la propriété telle que l’homme européen l’a toujours aimée une tendance originale par rapport au simple besoin. Ce qui est désiré par-dessus tout, ce n’est pas l’objet possédé, mais la possession de l’objet. C’est pourquoi la vie n’aspire pas seulement à la sécurité de ses besoins. La finalité du désiré se déplace, la possession de l’objet compte plus que la jouissance de l’objet, la richesse est aimée pour la richesse, la cupidité et l’avarice sont possibles, on aime l’argent. Dans l’argent mon appartenance au monde et l’appartenance du monde à moi se confondent. L’argent est une propriété tenue en mains que je peux cacher ; il est lié à mon secret, il est mon mystère, il s’incorpore à mon être le plus intime. La réduction de l’argent à l’amour du plaisir que Platon opère dans La Républiquene tient pas compte de son essence métaphysique : en Europe, pauvreté et richesse mesurent, en fin de compte, le néant de l’être.
Levinas, Noms propres, Éd. Livre de poche, p. 133.
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