Nous vivons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des significations déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes; celles-ci à leur tour se traduisent en d'autres paroles qui n'exigent de nous aucun véritable effort d'expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun effort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhension du langage paraissent aller de soi. Le monde linguistique et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c'est à l'intérieur d'un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de ce qu'il y a de contingent dans l'expression et dans la communication, soit chez l'enfant qui apprend à parler, soit chez l'écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu'elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l'expression. Notre vue sur l'homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
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