J’ouvre les livres de droit et de morale j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi : je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule accablée de peine et affamée de pain, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois. Tout cela se fait paisiblement et sans résistance : c’est la tranquillité des compagnons d’Ulysse enfermés dans la caverne du Cyclope, en attendant qu’ils soient dévorés. Il faut gémir et se taire. Tirons un voile éternel sur ces objets d’horreur. J’élève les yeux et regarde au loin. J’aperçois des feux et des flammes, des campagnes désertes, des villes au pillage. Hommes farouches, où traînez-vous ces infortunés! j’entends un bruit affreux, quel tumulte et quels cris, j’approche, je vois un théâtre de meurtres, dix mille hommes égorgés; les morts entassés par monceaux, les mourants foulés aux pieds des chevaux, portant l’image de la mort et de l’agonie. C’est donc là le fruit de ces institutions pacifiques. La pitié et l’indignation s’élèvent au fond de mon cœur. Ah Philosophe barbare ! viens nous lire ton livre sur un champ de bataille.
Quelles entrailles d’homme ne seraient émues à ces tristes objets; mais il n’est plus permis d’être homme et de plaider la cause de l’humanité. La justice et la vérité doivent être pliées à l’intérêt des plus puissants, c’est la règle. Le Peuple ne donne ni pensions, ni emplois, ni chaires, ni places d’académie; en vertu de quoi le protègerait-on? Princes magnanimes de qui nous attendons tout, je parle au nom du corps littéraire. Opprimez le peuple en sûreté de conscience; c’est de vous seuls que nous attendons tout et le peuple ne nous sera jamais bon à rien.
Comment une aussi faible voix se ferait-elle entendre à travers tant de clameurs vénales? Hélas il faut me taire mais la voix de mon cœur ne saurait-elle percer à travers un si triste silence? Non, sans entrer dans d’odieux détails qui passeraient pour satiriques par cela seul qu’ils seraient vrais je me bornerai comme j’ai toujours fait à examiner les établissements humains par leurs principes, à corriger, s’il se peut, les fausses idées que nous en donnent des auteurs intéressés; et à faire au moins que l’injustice et la violence ne prennent pas impudemment le nom de droit et d’équité.
Rousseau, Principes du droit de la guerre.
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